Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
l’affreux argument de la force pourra seul vous convaincre de la résolution prise par les Américains de repousser leurs oppresseurs. Que Dieu éloigne de nous cette heure fatale ! mais lorsqu’elle sonnera, ce qui est inévitable, vous reconnaîtrez votre erreur, jeune homme, et j’espère que vous n’oublierez point alors les liens qui vous unissent à votre famille et à votre patrie.
Lionel voulut répondre, mais Ralph ne lui en donna pas le temps ; et avant qu’il eût prononcé un mot, le vieillard, comme un être surnaturel, avait disparu au milieu des torrents de pluie qui continuaient à tomber, tandis qu’on apercevait encore l’idiot qui marchait à sa suite, et qui avait bien de la peine à aller assez vite pour ne pas le perdre de vue.
CHAPITRE VII
Sergents, vous marcherez ; c’est ainsi que pendant que les autres dorment dans leurs lits paisibles, de pauvres serviteurs sont obligés de veiller et de courir malgré la nuit, la pluie et le froid.
SHAKESPEARE. Le roi Henry VI .
À l’orage succédèrent deux ou trois belles journées de printemps pendant lesquelles Lionel ne revit plus son compagnon de voyage. Cependant Job avait pris pour l’officier anglais un attachement qui touchait le cœur de son jeune protecteur. Il se mettait autant que possible sous sa sauvegarde, et il était évident que le malheureux avait eu bien à souffrir de la brutalité des soldats. D’après l’ordre exprès de Lionel, Meriton remplit les fonctions de maître de la garde-robe à l’égard du pauvre diable, avec assez de répugnance, il est vrai, mais du moins avec beaucoup de succès, car l’extérieur de Job y gagna beaucoup, quoique ce fût un avantage auquel il parut très-peu sensible.
Dans l’intervalle de ces trois jours, la légère impression qu’avait produite sur l’esprit de Lionel la scène rapportée au chapitre précédent, avait cédé à la douce influence du changement de la température, et au charme qu’il trouvait de plus en plus dans la société de ses jeunes parentes. Polwarth ne lui laissait aucun des embarras du ménage, et l’expression de tristesse qui quelquefois venait rembrunir sa physionomie s’effaça entièrement et fit place à un air de gaieté et d’enjouement.
Polwarth et Lionel avaient renoué connaissance avec un officier qui avait autrefois servi dans le même régiment qu’eux dans les îles britanniques, et qui commandait alors une compagnie de grenadiers faisant partie de la garnison de Boston. C’était un Irlandais qui se nommait Mac-Fuse, et il était fort en état de faire honneur aux talents culinaires du gros officier d’infanterie légère ; car s’il n’avait pas ces connaissances profondes, cette théorie parfaite qui distinguaient Polwarth, il ne lui était nullement inférieur par la pratique, et il avait un palais fort capable d’apprécier la saveur des mets qui y étaient introduits. C’était en vertu de ce goût naturel, et en même temps pour faire plaisir à son ami, que Lionel l’invitait souvent à venir goûter la cuisine de Polwarth. Aussi allons-nous le voir, dans la soirée du troisième jour de la semaine, assis avec les deux officiers autour d’une table largement garnie, grâce aux soins officieux du capitaine, qui avait déployé un talent plus qu’ordinaire dans les apprêts du festin, si du moins nous pouvons en croire les déclarations réitérées du disciple d’Héliogabale.
– Selon moi, major Lincoln, dit Polwarth après avoir déplié sa serviette, et ne perdant jamais de vue son sujet favori, un homme peut vivre partout, pourvu qu’il ait des aliments en Angleterre ou ailleurs, peu importe. Les vêtements peuvent être nécessaires pour l’apparence ; mais les aliments sont le seul besoin indispensable que la nature ait imposé au monde animal, et, à mon avis, il n’est personne qui ne doive être content lorsqu’il a de quoi apaiser le cri de la faim. Capitaine Mac-Fuse, passez-moi, je vous prie, une tranche de cet aloyau… ; ayez soin de le couper dans le fil, surtout.
– Qu’importe, Polwarth, dit le capitaine de grenadiers avec un léger accent irlandais, tandis que l’esprit vif et subtil de ses compatriotes se peignait dans ses regards ; qu’importe dans quel sens on coupe un morceau de viande, pourvu qu’il y en ait assez pour apaiser le cri de la faim ? Ne le disiez-vous pas vous-même tout à l’heure ?
– Il est vrai ; mais c’est une sorte d’assistance
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