Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
la différence qui existait entre les combattants. Toutes les fois que le terrain ou les circonstances permettaient une attaque régulière, la confiance des soldats anglais semblait renaître, et ils marchaient à la charge avec cette hardiesse qui respire la discipline, en faisant retentir l’air de leurs cris, tandis les Américains se retiraient en silence, mais non sans se servir de leurs armes à feu avec une dextérité qui les rendait doublement dangereuses. La direction des colonnes faisait quelquefois partir le corps d’armée sur un terrain qui avait été disputé à l’avant garde, et l’on y trouvait les victimes de ces courtes escarmouches. Il fallait pourtant fermer l’oreille aux plaintes et aux cris des blessés qui voyaient avec horreur et désespoir leurs camarades s’éloigner. Au contraire, l’Américain baigné dans son sang semblait oublier ses souffrances pour jeter sur les soldats qui passaient un regard d’indignation et de fierté. Lionel arrêta son cheval qui allait fouler aux pieds un homme étendu, et le regarda un instant. C’était le corps inanimé d’un vieillard dont les cheveux blancs, les joues creuses et le corps décharné prouvaient que la balle qui lui avait ôté la vie n’avait fait que prévenir de quelques jours les décrets irrésistibles du temps. Il était tombé sur le dos ; son œil fier, même après sa mort, exprimait le ressentiment qui l’avait animé en combattant, et sa main était encore serrée autour d’un mousquet rouillé, aussi vieux que lui-même, dont il s’était armé pour prendre la défense de ses concitoyens.
– Comment finira une lutte à laquelle de pareils champions croient devoir prendre part ? s’écria Lionel en voyant l’ombre d’un autre spectateur tomber sur les traits pâles du défunt. Qui peut dire où s’arrêtera ce torrent de sang, et combien il entraînera de victimes ?
Ne recevant pas de réponse, il leva les yeux, et vit qu’il avait, sans le savoir, adressé cette question embarrassante à l’homme dont la précipitation bouillante avait causé ce commencement d’hostilité : c’était le major de marine, qui regarda un instant ce spectacle d’un œil presque égaré, et qui, sortant tout à coup de cette stupeur momentanée, se redressa sur son cheval, lui enfonça ses éperons dans les flancs, et disparut dans un brouillard de fumée, brandissant son sabre et s’écriant : – En avant l’avant-garde ! en avant !
Le major Lincoln le suivit plus lentement, réfléchissant sur la scène qu’il venait de voir ; mais, à sa grande surprise, il vit Polwarth, assis sur un fragment de rocher bordant la route, et qui, d’un air indolent et tranquille, regardait le corps d’armée continuer sa retraite. Il retint son cheval, et lui demanda s’il était blessé.
– Non, major Lincoln, répondit le capitaine, je ne suis que fondu. J’ai fait aujourd’hui plus qu’il n’est au pouvoir d’un homme, et je ne puis en faire davantage. Si vous voyez jamais quelques uns de mes amis en Angleterre, dites-leur que j’ai subi mon destin comme le doit un soldat stationnaire. Je fonds littéralement en ruisseaux comme la neige en avril.
– Juste ciel, Polwarth ! vous ne resterez pas ici pour vous faire tuer par les Américains ! Vous voyez qu’ils nous enveloppent de toutes parts.
– Je prépare un discours pour le premier Yankie qui s’approchera de moi ; s’il a dans le cœur quelque chose d’humain, il versera des larmes au récit de tout ce que j’ai souffert aujourd’hui ; si c’est un sauvage, il épargnera à mes héritiers les frais de mes funérailles.
Lionel aurait continué ses remontrances, mais une rencontre entre deux partis avait lieu à quelque distance ; il vit les Anglais fuir devant les Américains ; il y courut à la hâte, rallia les soldats, et changea la fortune du combat. Cependant la résistance fut vive, et, pendant les vicissitudes de l’action, il se trouva seul tout à coup dans le voisinage dangereux d’un petit bois. L’ordre qu’il entendit :
– Feu sur cet officier ! l’avertit du danger imminent qu’il courait. Il se baissait sur le cou de son cheval pour tâcher d’éviter la volée de balles dont il était menacé, quand une voix, partant du milieu des Américains, s’écria d’un ton qui le fit tressaillir :
– Épargnez-le ! pour l’amour du dieu que vous adorez, épargnez-le !
Accablé d’une sensation indéfinissable,
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