Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
drôle pour tuer un grenadier de six pieds… Et avec une canardière probablement !… N’importe, je ne le ferai pas pendre, major Lincoln, puisque vous vous intéressez à lui ; je me bornerai à l’enterrer tout vivant.
Job ne parut nullement ému de toutes ces menaces, et il resta sur sa chaise un air calme et tranquille. Enfin le capitaine, honteux de conserver du ressentiment contre un idiot, oublia ses projets de vengeance ; mais il continua à proférer des menaces contre les Américains, et des malédictions contre un genre de guerre si indigne d’un soldat, jusqu’à la fin du repas dont les trois amis avaient si grand besoin.
Polwarth ayant rétabli l’équilibre dans son système physique, regagna son lit en boitant. Mac-Fuse prit possession sans cérémonie d’un autre appartement de la maison de M. Sage. Les domestiques se retirèrent pour aller souper à leur tour, et Lionel, qui depuis une demi-heure avait gardé un silence mélancolique, se trouva tout à coup seul avec l’idiot. Job avait attendu ce moment avec une patience sans égale ; mais quand il eut vu sortir Meriton, qui se retira le dernier, il fit un mouvement qui annonçait qu’il avait à faire quelque communication d’une importance plus qu’ordinaire, et il réussit à attirer l’attention du major.
– Jeune insensé ! dit Lionel, ne vous avais-je pas dit que ces gens téméraires vous feraient courir risque de la vie ? Comment se fait-il que je vous aie vu aujourd’hui les armes à la main contre les troupes du roi ?
– Et comment se fait-il que les troupes du roi aient pris les armes contre Job ? S’imaginent-elles qu’elles pourront parcourir toute la province, battant le tambour, sonnant de la trompette et faisant feu sur les habitants, sans qu’il y ait du tapage ?
– Savez-vous que, depuis vingt-quatre heures, vous avez mérité deux fois la mort, d’abord pour avoir porté les armes contre le roi, et ensuite pour avoir tué un homme ? Vous venez de l’avouer vous-même.
– Oui, Job a tué un grenadier, mais il a empêché qu’on ne tuât le major Lincoln.
– C’est vrai, c’est vrai ; je vous dois la vie, et je m’acquitterai de cette dette à tout risque. Mais pourquoi vous êtes-vous mis si inconsidérément entre les mains de vos ennemis ? pourquoi vous êtes-vous trouvé à soir dans les rangs des Américains ?
– Ralph m’avait dit d’y aller, et si Ralph disait à Job d’aller dans la chambre du roi, Job lui obéirait.
– Ralph ! s’écria Lincoln ; et où est-il maintenant ?
– Dans le vieux magasin ; il m’a chargé de venir vous dire d’aller lui parler, et ce que Ralph dit, il faut le faire.
– Il est aussi à Boston ? A-t-il donc perdu l’esprit ? il doit craindre…
– Craindre ! répéta Job avec un ton de dédain singulier. Ralph ne craint rien ; il n’a pas craint les grenadiers ; l’infanterie légère ne lui a pas fait peur, quoiqu’il n’ait mangé que de la fumée de leur fusil pendant tout le jour. Ralph est un vrai guerrier.
– Et il m’attend, dites-vous, dans le taudis de votre mère ?
– Taudis ! Job ne sait pas ce que c’est qu’un taudis. Il vous attend dans le vieux magasin.
– Eh bien ! dit Lionel en prenant son chapeau, allons le voir. Il faut que je le sauve des suites de sa témérité, quand il devrait m’en coûter ma commission.
Il sortit de sa chambre en prononçant ces paroles, et l’idiot le suivit, fort satisfait d’avoir exécuté son message sans y avoir rencontré de plus grandes difficultés.
CHAPITRE XII
Cette pièce est le tableau d’un meurtre commis à Vienne. Gonzago est le nom du duc, Baptista est celui de la duchesse : mais vous allez voir ; c’est une œuvre diabolique.
SHAKESPEARE. Hamlet .
L’agitation et l’indignation profondes qu’avaient produites les événements de la journée n’étaient pas encore calmées dans la ville, lorsque Lionel en parcourut de nouveau les rues étroites. Des hommes passaient rapidement près de lui, comme s’ils eussent été appelés par quelque affaire pressante et extraordinaire, et plus d’une fois il remarqua le sourire triomphant des femmes que la curiosité amenait près de leurs fenêtre à demi ouvertes pour voir ce qui se passait dans la rue, et dont les yeux découvraient son costume militaire. De forts détachements de troupes marchaient dans diverses directions, d’une manière qui annonçait qu’on renforçait
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