Liquidez Paris !
Activité générale et fébrile. Personne n’a plus le moindre appétit. Aux cuisines, on travaille à rétablir la justesse des balances ; trois marmitons français s’évaporent dans la nature.
Le commandant Hinka disparaît au Quartier général de l’Ouest ; son officier d’ordonnance est pris d’un accès de fièvre et personne ne peut mettre la main sur le médecin d’état-major qui était là il y a cinq minutes. On nous rassemble. Moloch réclame des sacrifices.
Gregor en transpire de terreur.
– Quelle merde ! Mais qu’est-ce qu’ils nous veulent ?
Lorsque nous voyons le Vieux disparaître dans la gueule du monstre, nous nous pressons derrière lui pour lui prêter main-forte.
– J’ai une de ces trouilles ! A l’arrière, on a toujours des emmerdements.
Le grand réfectoire devient une ruche bourdonnante. Sur une estrade où pendent toujours des couronnes multicolores (souvenir de la fête « Kraft durch Freude » qui avait eu lieu trois jours auparavant) il y a huit civils. Civils, c’est peut-être beaucoup dire : les chapeaux rabattus et les manteaux de cuir gris sombre bosselés sur le côté parlent avec éloquence. C’est l’uniforme de la Gestapo.
Au centre, un petit homme rougeaud et ventru. L’emblème du Parti, grand comme la paume de la main, éclate sur le revers de son manteau. Tout le monde se tasse au fond sous l’œil patient des gens de l’estrade qui ont tout leur temps ; mais au milieu, se voit une rangée de chaises surélevées et vides : c’est là que s’installent généralement les officiers d’état-major pour les séances intéressantes. Porta, l’air épanoui et le verbe haut, se dirige impudemment vers ces chaises, suivi de toute la 2 e section.
Le rougeaud devient encore plus rouge. Dans le grand silence il boit, et tout le monde l’entend avaler, puis il se présente.
– Kriminalobersecretär Schluckebier. Gestapo. – Courte pause. – Je suis ici pour venir en aide. La Gestapo est votre amie et seul peut la craindre celui qui a mauvaise conscience.
Son visage essaie de se rendre effrayant, ses yeux noirs scrutent la grande pièce bondée où deux compagnies des forces de combat se sont tassées, puis il redevient le bonasse paysan westphalien.
– Ceux qui ont bonne conscience ne craignent rien et ceux-là, camarades, la Gestapo les salue. Ils sont la colonne vertébrale du Reich. Levons-nous tous ensemble et chantons notre hymne national.
L’homme bat la mesure avec la carafe et semble rayonner, puis il reprend :
– Toutefois, il s’est passé quelque chose de déplorable. Des saboteurs juifs salissent votre honneur, tachent vos drapeaux déployés.
Nous nous regardons avec des airs incompréhensifs. Nos drapeaux ? Les petits yeux noirs lancent des éclairs et le policier sort de sa poche un petit livre.
– Vous savez que le marché noir est puni selon le code criminel. – Il élève le petit livre comme le flambeau de la liberté – de la peine la plus sévère. – Geste de la main sur la gorge avec un air des plus satisfaits. – Le marché noir est la plaie de l’Europe nouvelle, celle dont est la cause la cinquième colonne juive, mais nous la vaincrons ! Il n’y a que ces pourceaux infects qui font du marché noir.
Pourceaux infects… Varsovie 1939 : une fourmilière humaine se presse autour de marchandises de toute sorte offertes par les nouveaux miséreux. On ne voit que rues défoncées, trous pleins d’eau, masures couvertes de bâches, enfants qui se battent pour un morceau de pain, soldats de toutes les armes possibles. Les premiers officiers S. S. étaient apparus en bel uniforme gris perle, cols gris sombres, cravates immaculées, hautes casquettes à têtes de mort. Ils manipulaient la marchandise étalée et si elle ne leur convenait pas, la jetaient tout simplement dans la boue. Ils s’arrêtèrent près d’une masure ; sous le toit démoli, une jeune fille dont les cheveux étaient cachés sous un châle avait installé une planche en équilibre sur deux touques d’essence, et ce présentoir montrait une élégante lingerie féminine. L’un des S. S. choisit en connaisseur ce qu’il y avait de mieux et eut un sourire de satisfaction. La jeune fille avança un chiffre.
– Comment ? – De stupeur l’officier leva un sourcil : Juive, tu devrais être heureuse qu’on te tolère sur cette place et tu veux encore être payée ?
Il leva sa cravache et frappa le visage de la
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