L'Ombre du Prince
porc.
C’est pour cela qu’ils l’ont tué.
Le médecin sursauta.
— Qui la tué ?
— Bah ! fit l’homme en crachant de
nouveau.
Mais sa gorge asséchée ne propulsait aucun jet
de salive.
— Qui l’a tué ? répéta Seddy en
colère.
— Peu importe ! De toute façon, ses
agresseurs sont morts. Votre garçon les a nargués avec ses galettes d’orge qu’il
mangeait devant leur nez.
Seddy soupira. À quoi bon résister ? Lui
aussi sentait, soudain, ses forces fléchir. Néfermenkh ! Un garçon de
dix-huit ans qui n’en faisait qu’à sa tête et qu’il n’avait pas réussi à
convaincre de quitter le bateau durant le temps de la famine. Un garçon qu’il
aimait comme un fils, malgré les heurts qui les opposaient et si ce n’avait été
la passion de la voile, ils ne se seraient pas dit grand-chose.
Chacun, même parmi les plus favorisés, trouvait
des désillusions dans la calamité qui s’effondrait sur l’Égypte. Certes, Seddy
et ses confrères savaient que dans les riches familles de Thèbes et de
province, on ouvrait grand les greniers à blé pour se servir, on amenait les
barils d’huile et de bière, les sacs d’orge et de froment, on cassait les
jarres de lait caillé, on décrochait les viandes salées suspendues depuis
plusieurs saisons déjà et on ne mourait pas de faim. Alors que faire devant la
colère de ces hommes qui se mêlait à leur état d’extrême faiblesse ?
Seddy savait – et plus encore, il l’avait
vu tout à l’heure de ses propres yeux – que chez les pauvres, on grattait
la terre sèche et craquelée pour y trouver une semence depuis longtemps
anéantie. On raclait le fond du Nil pour y attraper un poisson mort resté
coincé entre deux racines ou deux cailloux et on le coupait sans même le cuire
ou le griller en dix ou douze pour que la famille entière en profite.
Il savait que ces paysans, ces ouvriers et
tous ces défavorisés ne pouvaient plus ni pêcher ni chasser, car sarcelles,
pigeons, grives, gerboises, canards et oies sauvages avaient déserté les vastes
étendues des campagnes. Le seul gibier qui restait, étendu à terre, décharné,
la gorge sèche et l’œil vitreux, le plumage déshydraté, mort de faim lui aussi,
avait attrapé le mal qui les contaminait.
Seddy quitta le bateau, le cœur lourd. Il
reviendrait plus tard chercher le corps de Néfermenkh pour l’ensevelir dans le
caveau qu’il s’était fait construire.
Sa vie n’était peut-être pas un exemple de
pure intégrité, mais il avait tout de même sauvé des vies humaines et su
réconforter des centaines de malades, même si ceux-là étaient d’une classe
sociale semblable à la sienne.
À bas de son bateau, étourdi par la nouvelle
qui lui laissait l’âme triste et vide, Seddy fit quelques pas en direction du
quai. Soudain, il arrondit les yeux d’étonnement quand il vit le marinier qui l’avait
abordé accompagné d’une poignée d’hommes aussi maigres que lui, mais qui semblaient
assez déterminés pour le happer au passage.
Et certes, au port, il en restait suffisamment
pour que l’Égypte ne fût pas complètement anéantie. De forts et solides
gaillards encore capables de supporter la famine plusieurs semaines, du moins,
si l’on venait à leur secours. Presque malgré lui, Seddy inspecta le visage et
le corps des hommes qui l’entouraient. Ils ne portaient aucun signe relatif à l’épidémie.
Seule l’excessive maigreur consécutive à la famine avait vidé leurs muscles,
tassé leur peau et ridé leurs visages tannés, leur donnant des expressions de
vieux sorciers africains.
Une trentaine de mariniers étaient là, face au
médecin, les lèvres silencieuses, mais un muet appel au fond des yeux. Ils
balançaient leurs bras squelettiques sur leurs flancs comme pour se prouver qu’ils
avaient encore, en eux, quelque énergie à faire exploser.
Pendant quelques secondes aucun mot ne fut
prononcé entre eux. Pas un geste ne fut esquissé et Seddy les regardait aussi
silencieux qu’une momie. Puis, ce temps de réflexion passé, les hommes se
mirent à tournoyer lentement autour de lui, ne lâchant pas des yeux le regard
inquiet du médecin. Un instant, il crut que la soixantaine de bras qui
pendaient, maigres et déformés, allaient le saisir et l’étouffer.
— Je n’ai rien à vous donner, fit-il
presque pitoyablement.
Alors, ils levèrent le poing. La force parut
leur manquer et l’énergie les abandonner. Mais ce
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