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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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grelottaient devant la cheminée éteinte, bien loin des brûlants
souvenirs que je gardais d'elles.
     
     
    Mes notions de littérature victorienne me suggéraient
que le plus raisonnable était de débuter la visite parle sous-sol, où avaient
dû se trouver les cuisines et, à coup sûr, un formidable fourneau. Fort de
cette idée, je mis presque cinq minutes à trouver une porte ou un escalier qui
m'y conduise. Je choisis une grosse porte en bois sculpté au bout d'un couloir.
C'était un chef-d'œuvre d'ébénisterie, orné d'anges, de guirlandes et d'une
grande croix au centre. La poignée était au milieu, sous la croix. J'essayai
sans succès de la tourner. Le mécanisme devait être bloqué, ou simplement rongé
par la rouille. Le seul moyen de vaincre cette porte était de la forcer avec un
levier ou de l'enfoncer à coups de hache, solutions que j'écartai vite. Je
l’examinai à la lueur des bougies, en me faisant la réflexion qu'elle évoquait
davantage un sarcophage qu'une porte. Que pouvait-elle bien cacher ?
    Un coup d'œil plus sérieux aux anges sculptés m'enleva
l'envie de le découvrir, et je m'en éloignai. J'étais sur le point d'abandonner
ma recherche quand, presque par hasard, je rencontrai, à l'autre extrémité du
couloir, une petite porte que je pris d'abord pour un placard destiné aux
balais et aux seaux. La poignée céda tout de suite. De l'autre côté, je devinai
un escalier qui descendait à pic vers un puits obscur. Une intense odeur de
terre mouillée me fouetta le visage. Cette odeur, si étrangement familière, et
la vue de ce trou noir m'évoquèrent brutalement une image que je conservais
depuis mon enfance, ensevelie sous d'épaisses couches de peur.
     
     
    Une après-midi pluvieuse dans le quartier est du cimetière
de Montjuïc, face à la mer parmi une forêt de mausolées insensés, de croix et
de dalles sculptées de têtes de mort et d'enfants sans lèvres ni regard aux
relents d'au-delà, les silhouettes d'une vingtaine d'adultes dont je ne pouvais
me rappeler que les vêtements noirs trempés et la main de mon père tenant la
mienne trop fort, comme s'il voulait ainsi arrêter ses larmes, tandis que les
paroles creuses d'un prêtre tombaient dans cette fosse de marbre et que trois
croque-morts poussaient un cercueil gris sur lequel la pluie glissait comme de
la cire fondue, d'où je croyais entendre sortir la voix de ma mère me suppliant
de la libérer de cette prison de pierre et de ténèbres, mais je ne pouvais que
trembler et murmurer d'une voix éteinte à mon père de ne pas me serrer la main
si fort, qu'il me faisait mal, et cette odeur de terre fraîche, terre de cendre
et de pluie, dévorait tout, odeur de mort et de néant.
     
     
    J'ouvris les yeux et descendis les marches presque en
aveugle, car la clarté de la bougie parvenait juste à dérober quelques
centimètres à l'obscurité. Une fois en bas, je levai la bougie et inspectai les
alentours. Je ne découvris ni cuisine ni réserve de bois sec. Devant moi
s'ouvrait un étroit couloir qui allait mourir dans une salle en demi-cercle où
se dressait une forme humaine au visage sillonné de larmes de sang, les yeux
noirs sans fond, les bras déployés comme des ailes et un serpent hérissé de
pointes lui labourant les tempes Je sentis une vague de froid s'abattre sur ma
nuque. Il me fallut un moment pour recouvrer mon sang-froid et comprendre que
je contemplais l'effigie d'un Christ sculptée dans le bois, sur le mur d'une chapelle. Je fis
quelques pas et crus voir des spectres. Une douzaine de torses féminins dénudés
s'entassaient dans un coin de l'ancienne chapelle. Privés de bras et de tête,
ils étaient fixés sur un trépied. Chacun avait une forme nettement
différenciée, et je n'eus aucun mal à distinguer le contour de femmes de constitutions
et d'âges très divers. A la hauteur du ventre, des mots étaient tracés au
crayon gras. «Isabel, Eugenia, Pénélope.» Pour une fois, mes lectures
victoriennes vinrent à mon secours, et je compris que j'avais sous les yeux les
vestiges d'une pratique révolue, un écho du temps où les familles fortunées
disposaient de mannequins faits aux mesures de chacun de leurs membres féminins
pour la confection des robes et des trousseaux. En dépit du regard sévère et
menaçant du Christ, je ne pus résister à la tentation de tendre la main pour
effleurer la poitrine qui portait le nom de Pénélope Aldaya.
    A ce moment, il me sembla

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