L'Orient à feu et à sang
Certains légionnaires hurlaient à la manière de loups ; l’histoire d’Isangrim, le père du Dux, n’était plus sujet de raillerie, mais source d’un étrange orgueil.
Ballista salua ses hommes de la main, serra la main de ceux qui l’entouraient ou les embrassa. Tandis qu’il se dégageait de l’étreinte amicale de Maximus, il reconnut le chef du groupe de mercenaires d’Iarhai.
— Qu’est-ce que vous foutez ici ? demanda-t-il sèchement.
Il se faisait du souci pour elle et cela le mettait en colère.
— Mon père était… indisposé. C’est donc moi qui suis venue avec les hommes que vous demandiez.
Bathshiba soutint son regard. L’une de ses manches était déchirée et l’on entrevoyait une traînée de sang.
— Père-de-Tout, une jeune fille n’a rien à faire ici !
— Vous sembliez pourtant bien content que l’on vous aide, à l’instant.
Elle le toisait avec défi.
— C’était vous ?
— Oui, c’était moi.
Ballista ravala sa colère.
— Alors, je dois vous remercier.
XIV
La plaine devant la muraille ouest d’Arété semblait avoir été le théâtre d’une catastrophe naturelle.
Du toit de la tour surmontant la porte, on jouissait d’une vue panoramique sur l’horreur. Comme des débris rejetés sur le rivage après la tempête, les cadavres des Sassanides, regroupés en vagues distinctes, jonchaient la plaine. La plus lointaine se trouvait entre quatre cents et deux cents pas des murs. Là, les morts gisaient isolés ; écrasés par un boulet de pierre, embrochés par un trait de scorpion, émergeant grotesquement de la fosse qui les avait tués. La vague suivante se déroulait presque jusqu’à la muraille. Là au moins, les morts avaient de la compagnie, une nombreuse compagnie. Ils gisaient en lignes, en groupes et même en petits monticules. On avait trouvé là une autre manière de passer de vie à trépas. Les plumes, souvent de couleurs vives, des empennes des flèches flottaient doucement dans la jolie brise du sud. Bigarrées, gaies comme des guirlandes de fête, elles ajoutaient une touche incongrue, un soupçon d’humour macabre à la scène de désolation. Enfin, la dernière vague échouait au pied de la muraille. Les morts en piles de trois, quatre ou cinq, recouvraient entièrement le sol. Écrasés, tordus, brisés, ils avaient presque tous brûlé.
Pendant dix-huit ans, plus de la moitié de sa vie, Ballista avait toujours ressenti une épouvante particulière à l’idée d’être brûlé vif. Depuis le siège d’Aquilée, il avait vu des hommes mourir dans les flammes partout où il avait servi. Les hautes montagnes de l’Atlas, les vertes prairies d’Hibernia, les plaines de Novae au bord du Danube, toutes avaient apporté leur moisson de brûlés ; et il y en avait maintenant une autre, abondante, au pied des murs d’Arété. Des centaines, peut-être des milliers de Sassanides brûlés par le naphte et le sable chauffé à blanc, leurs épais cheveux noirs et leurs barbes crépues transformées en misérables toupets calcinés, leur peau, orange, pelant comme un papyrus roussi, dévoilant les chairs d’un rose obscène.
En dépit du bourdonnement continuel d’innombrables mouches, les corps semblaient étrangement échapper à la décomposition. Treize jours s’étaient écoulés depuis l’assaut. À l’ouest, sur de semblables champs de bataille transformés en charnier, Ballista savait qu’après quatre jours, les cadavres commençaient à pourrir, à se désagréger et devenaient méconnaissables. Ici, ils semblaient sécher comme des troncs d’arbres morts, sans se putréfier. Turpio, se vantant de sa connaissance de l’Orient, mettait cela au compte du régime alimentaire et du climat. Les Perses mangeaient plus frugalement et la chaleur sèche régnant dans leur pays provoquait la dessiccation des cadavres.
Les Sassanides n’avaient pas ramassé leurs morts. Ils pensaient probablement que demander une trêve pour le faire serait interprété comme un signe de faiblesse. Mais cela leur importait peut-être peu, puisqu’ils les auraient exposés aux charognards de toute façon. Ballista remarqua cependant que les scrupules d’ordre religieux ne les avaient pas empêchés de détrousser les morts.
Personne ne pouvait sortir de la ville d’Arété ; la population locale était soit réfugiée à l’intérieur des murs, soit terrée quelque part, soit – que les dieux aient pitié d’elle ! –
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