L'Orient à feu et à sang
conforme à ce que l’on pouvait attendre d’hommes qui n’avaient pas encore vu la guerre en face.
Ballista décida de rentrer au palais. Ils avaient besoin de sommeil. Demain était un autre jour.
Demetrius finit de s’habiller. Avec un soin maniaque, il noua à nouveau sa tablette à écrire et son stylet à sa ceinture. Il se regarda dans le miroir. Malgré la distorsion du métal poli, il voyait bien qu’il avait une mine affreuse. Il avait les yeux cernés d’un lacis de veinules bleues. Et il se sentait terriblement mal. Il était resté habillé de pied en cap pendant la première moitié de la nuit, à faire les cent pas, incapable de dormir avant que Ballista et Maximus rentrassent de leur folle et théâtrale expédition nocturne. Lorsque, quelque temps après minuit, ils étaient rentrés, pleins d’entrain, riant et se taquinant, Demetrius s’était mis au lit, sans pour autant pouvoir trouver le sommeil. Désormais soulagé de ses soucis pour les autres, il se tourmentait pour lui-même.
Rien ne pouvait détourner ses pensées de l’attaque imminente des Perses. Le comportement de Ballista lors du dîner ne l’avait en rien rassuré. Il connaissait bien son kyrios : le grand Barbare audacieux ne savait pas mentir. Ses affirmations selon lesquelles l’ardeur des Perses se serait assagie sonnaient creux. Qu’avait-il répondu lorsque le gros eunuque lui avait demandé s’il était vrai qu’il leur suffirait de tenir un jour de plus pour être sauvés ? Que c’était globalement vrai, ou quelque chose de ce genre. Le kyrios n’était pas doué pour les faux-semblants. Mais il était vrai qu’au fond, c’était un anxieux. Et cela contribuait à en faire un si bon soldat ; de la même manière, l’attention maniaque qu’il portait au moindre détail en faisait un ingénieur de siège hors pair. Pourtant, cette fois-ci, ses craintes étaient justifiées. Les Perses jouaient leur dernière carte. Shapur et ses nobles auraient galvanisé leurs guerriers, exacerbé leur fanatisme et leur haine. Ils n’auraient de cesse d’arracher le cœur des défenseurs.
Malgré lui, Demetrius se repassait maintes fois en esprit le premier assaut des Perses. Ces nuées d’hommes barbus, basanés et féroces montant aux échelles, leurs longs sabres à la main, leur envie de meurtre dans leurs yeux. Et demain, ils reviendraient : des milliers et des milliers de Perses enragés, enjambant les parapets, brandissant leurs terribles sabres, taillant en pièces tous ceux qui se dresseraient sur leur chemin : une orgie de sang, un déchaînement de souffrances.
Inutile de dire qu’au chant du coq, au gallinicium, l’heure à laquelle les hommes en temps de paix dorment du sommeil du juste, cette heure, bien avant l’aube, à laquelle la suite du Dux Ripæ avait reçu l’ordre de se rassembler, Calgacus dut tirer Demetrius d’un sommeil troublé. Il rêvait qu’il poursuivait sans relâche un vieil oniromancien à travers les ruelles étroites et sales de la ville. L’homme restait toujours hors de portée et il entendait derrière lui la horde de Sassanides lancés à sa poursuite, les hurlements d’hommes et de femmes, le grésillement des bâtiments en flammes.
— Il n’y a pas de temps à perdre, lui avait dit le vieux Calédonien en le secouant non sans gentillesse.
— Ils prennent tous leur petit-déjeuner dans la grande salle à manger. Tout ira bien. Ils ont l’air en pleine forme.
Calgacus n’avait pas tort. Lorsque Demetrius entra dans la salle à manger, où les lampes brûlaient encore à cette heure matinale, il fut accueilli par des éclats de rire. Ballista, Maximus, le centurion Castricius, le porte-étendard Pudens, les deux messagers et le scribe restant, et dix des equites singulares étaient attablés, serrés les uns contre les autres, et mangeaient des œufs au bacon. Ballista appela Demetrius, lui serra la main et demanda à Maximus de lui faire une place. Ballista et Maximus semblaient de meilleure humeur encore qu’à leur retour la nuit dernière. Ils riaient et plaisantaient avec les autres. Pourtant, Demetrius, son assiette de nourriture qu’il n’avait pas à cœur de manger devant lui, serré entre les deux hommes du Nord, sentit une tension sous-jacente, une certaine fragilité derrière cette façade de jovialité. Maximus se moquait du Dux, car il ne buvait que de l’eau. Ballista répondit qu’il voulait garder l’esprit clair – un état,
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