Louis Napoléon le Grand
n'arrange évidemment rien. Il rêve d'attirer à lui l'empereur de Russie en personne qui ne pourrait faire moins que l'imiter. Ainsi ferait-il coup double : il le battrait et le forcerait à négocier, là, sur le terrain. Un tel programme, pour hypothétique que soient ses chances de succès, n'a rien qui soit de nature à réjouir les Anglais. Un triomphe pour Louis Napoléon n'arrangerait pas leurs affaires.
Victoria elle-même va se charger de dissuader l'empereur, déjà en butte, on l'a vu, aux réactions affolées de son entourage: et s'il lui arrivait malheur?
Il se contente donc, en juin 1855, de remplacer Canrobert par Pélissier, le fil télégraphique direct dont il dispose désormais lui permettant de harceler son nouveau commandant en chef. Pélissier, qui en a vu d'autres, n'en fait qu'à sa tête. Il n'a pas tort : le 8 septembre 1855, Mac-Mahon prend enfin la tour de Malakoff, ce qui entraîne l'évacuation de Sébastopol par les Russes après trois cent cinquante jours de siège.
Militairement, l'objectif est atteint. Politiquement, l'effet produit est considérable. A l'extérieur, la France en tire un bénéfice qui est à la mesure de son engagement et que nul ne peut lui contester. A l'intérieur, le pays a le sentiment de renouer avec la gloire d'antan: le plus important des événements militaires depuis Waterloo se solde par une victoire. On se croirait revenu près de cinquante ans en arrière : même fournée de maréchaux; même baptême de ponts et de boulevards sous l'invocation de ces sites lointains où viennent de s'illustrer nos armées.
En de tels instants, Louis Napoléon se prend probablement à rêver: il a d'excellents atouts entre les mains, face au tsar Alexandre qui a succédé à son père en pleine bataille. Si d'aventure on pouvait persuader l'Autriche d'entrer enfin dans la guerre, le moment serait peut-être venu de lancer un appel général aux nationalités, en commençant par la Pologne, de valeur hautement symbolique.
Et c'est pourquoi précisément l'Autriche, au lieu de se lancer dans la mêlée, va faire pression sur la Russie pour arrêter les frais. Qu'il faille payer la victoire des alliés par certains changements, passe encore, mais à condition de ne pas les pousser trop loin.
Tous rêves écartés, il reste que Louis Napoléon peut se considérer comme un vainqueur: le congrès va se tenir à Paris, sous la présidence d'un ministre français. Et, face à une Russievaincue, qui songe à se réformer en se repliant sur elle-même, à un allié anglais que ses ennuis dans les Indes commencent à accaparer, à une Autriche affaiblie par l'ambiguïté de ses positions, à une Prusse demeurée simple spectatrice, c'est le message de la France qui va compter.
Les buts de guerre, évidemment, sont atteints: l'Empire ottoman voit son intégrité reconnue, avec en prime un rôle prépondérant accordé à la France dans la garantie de ce statut; les Détroits sont fermés, la mer Noire est neutralisée, la libre navigation sur le Danube garantie.
Cependant, chacun sent bien que, pour satisfaire Louis Napoléon, dans la position de force qui est la sienne, il faut aller au-delà, mais si possible sans excès.
On va donc sacrifier implicitement au principe des nationalités, en reconnaissant leur autonomie aux provinces serbe et roumaine. La Valachie et la Moldavie, tout en restant dans l'Empire ottoman, se voient accorder des libertés internes qui, avec le parrainage de Louis Napoléon, déboucheront en 1861 sur un État unifié, la toute nouvelle Roumanie.
S'agissant du Monténégro et de la Serbie, les bases sont jetées pour l'indépendance de celui-là, en 1857, et pour une évolution décisive de celle-ci.
Louis Napoléon aurait sûrement souhaité davantage, mais doit se contenter, pour l'heure, des moyens d'une intervention directe et positive dans les Balkans. Au moins obtient-il le droit pour Cavour d'exprimer les aspirations piémontaises. Ainsi, date est prise pour la suite des événements.
Sa victoire, Louis Napoléon va l'exploiter sur d'autres terrains encore, à la faveur du deuxième souffle qu'elle donne à l'Empire et du surcroît de prestige qu'elle confère à la France.
C'est l'époque où les Pereire et les Rothschild se lancent, avec des capitaux français, dans la construction de chemins de fer en Autriche, en Italie, en Espagne. C'est l'époque où Ferdinand de Lesseps, fort de l'appui de Louis Napoléon, entreprend le
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