Louis Napoléon le Grand
connaîtra un certain retentissement au-delà même des frontières de la Confédération.
Le voilà reconnu comme auteur, dans un pays qui veut bien prêter également attention à ses Considérations politiques et militaires sur la Suisse. C'est dire qu'il s'intègre de mieux en mieux à son environnement. Il devient citoyen du canton de Thurgovie. En 1834, il est nommé capitaine dans le régiment d'artillerie de Berne. On songe même pour lui à un mandat politique, la Suisse n'étant pas trop regardante, à l'époque, sur la nationalité de ses dirigeants...
« Je me suis fait Suisse, écrit-il à l'abbé Bertrand. Je suis aimé dans ce pays. Les habitants m'en donnent quotidiennement des preuves... »
Et Ferdinand Bac, qui dispose du témoignage de première main de son père, de surenchérir: « L'influence suisse n'est pas la moindre parmi toutes celles qui formèrent l'esprit du fils d'Hortense. Elle est d'ailleurs saine, probe, faite parfois de cette raison un peu fruste qui sent la prairie et qui donne à ce peuple sa force et son équilibre. »
C'est vrai qu'il ressemble par bien des traits à ces Suisses alémaniques dont le contact prolongé laissera sur lui des traces pérennes. D'autant que cette culture germanique dans laquelle il a baigné fait bon ménage avec cette caractéristique du vrai bonapartisme qu'est l'« européanité ». Entre Schiller, qu'il a découvert au gymnasium d'Augsbourg, et l'internationalisme des ambitions napoléoniennes, que de convergences!
Paradoxe parmi beaucoup d'autres: Louis Napoléon qui est doublement insulaire — corse par son père, martiniquais par sa mère — finirait par devenir un Suisse plus vrai que nature. Il en a la robuste simplicité, la rusticité de manières, voire une certaine imperméabilité au ridicule. Jusqu'à cet accent allemand, dont il aura grand-peine à se défaire: il est vraiment un Français de l'étranger, par force certes, mais non sans y mettre du sien. Et cela s'entend. Cela se voit aussi: regardons-le chevaucher à travers champs, courir kermesses et concours de tir, multiplier les bordées amoureuses, laissons-nous prendre au charme de cette scène si connue où, avec Charles Henri, il s'arrête au seuil d'une auberge pour conter fleurette à la fille de salle qui a attiré leurs regards. Ferdinand Bac nous l'a décrite:
« Son visage rond et frais, tourné vers un clair de lune, et le buste hors de la fenêtre, comme si elle voulait s'y absorber, elle se noyait littéralement dans cette phosphorescence. Et elle chantait à tue tête: Ol! Mondenschein! Ol! Mondenschein! vi bist du doch zo schön! ("Oh! clair de lune, que tu es beau!"). Baignée de toute cette poésie, elle lavait la vaisselle. L'auberge était pleine. Des piles d'assiettes d'étain s'écroulaient autour d'elle. Le prince, très amusé de cette cendrillon, invita mon père à s'asseoir sur un banc près d'elle et tous se mirent à chanter en choeur... » Puis, tout à coup, la servante s'arrête net, leur tend des assiettes, et leur lance: « Assez soupiré! A présent, essuyez! ». Ils s'exécutent.
Le moment n'est-il pas venu de souligner l'importance de la place que les femmes allaient occuper dans sa vie? Elles répondaient, chez lui, à un besoin irrépressible. Besoin physique, exigeant, lancinant et inextinguible de leur corps, mais aussi besoin moral de leur présence et de leur commerce. Elles seront innombrables à peupler son existence. Et de tous les genres. Il fallait qu'elles soient là pour lui donner le sentiment d'exister. C'est dans leurs yeux, comme hier dans ceux de sa mère, qu'il pouvait se prouver à lui-même qu'il avait un avenir, et vérifier qu'il savait séduire, intéresser, susciter de l'attachement.
Il est volage, certes, mais pas à proprement parler infidèle. Sa tendresse est toujours sincère. En fait, il a des fidélités successives. C'est la conquête qui l'intéresse. Et la petite histoire prétend même que cet homme à femmes se fit piéger, au sens le plus littéral du terme, dès que l'une d'entre elles se refusa à lui. On a souvent prétendu, en effet, que si Eugénie de Guzman sut se faire épouser, à la surprise générale, ce n'est pas seulement parce qu'elle était proche et disponible, c'est aussi et surtout parce qu'elle lui avait clairement signifié qu'elle ne serait jamais à lui qu'une fois mariée, s'il s'y décidait enfin...
Sur ce terrain, la prudence est de mise: Louis Napoléon se connaissait
Weitere Kostenlose Bücher