Louis Napoléon le Grand
complétée par les inévitables Conneau, Corvisart, Pietri et Filon : il y eut, en comptant les dames d'honneur de l'impératrice jusqu'à soixante-deux personnes à résider à Camden Place.
On s'organisa très simplement, ayant de quoi vivre dignement, mais sans excès : Louis Napoléon avait vendu une propriété romaine qui lui restait encore, le « palais des Césars », tandis qu'Eugénie avait réalisé une partie de ses bijoux et quelques biens qu'elle avait conservés en Espagne.
Louis Napoléon s'était fait aménager un bureau particulièrement exigu. C'est là qu'il entreprit de rédiger un mémoire « sur les causes de la capitulation de Sedan », mémoire où il n'adresse aucune critique aux chefs militaires et s'applique à se justifier sans accuser personne.
L'empereur recevait l'après-midi. Son ami lord Malmesbury avait été le premier de ses visiteurs. Il accueillit en particulier Rouher, élu en 1872 à la Chambre, et Gladstone, le Premier ministre. Pour tromper la monotonie des jours, il faisait les cent pas, fumant cigarette sur cigarette. Le dimanche, le couple se rendait à la messe à pied; l'empereur serrait des mains. A la maison, on faisait de la musique, on jouait au billard ou on tirait l'épée dans la salle à manger transformée en salle d'escrime. Louis Napoléon se rendait souvent à Londres : discret et modeste, ilprenait son train en toute simplicité et descendait, comme n'importe quel autre banlieusard, à Charing Cross. En fait, il était devenu un personnage très populaire à Chislehurst: fidèle à son habitude, il ne négligeait pas de distribuer quelque argent. Son souci d'assimilation le poussait même à assister aux rencontres de cricket, ce qui, pour un continental a toujours été méritoire.
Cette façon de prendre les choses avait de quoi séduire les Anglais qui se montraient amicaux et chaleureux.
Leur reine avait fait preuve à son endroit de tous les égards possibles. Quelques jours à peine après l'arrivée de Louis Napoléon à Chislehurst, elle lui avait dépêché le prince de Galles pour l'inviter à Windsor. Il s'y était rendu avant de recevoir à son tour Victoria à Camden Place. Il eut d'autres visites et fit même, avec Eugénie et Louis, quelques déplacements.
Cela dit, Louis Napoléon et Eugénie menaient l'existence d'un couple bourgeois à la retraite, reportant tous leurs soins sur leur enfant. Un couple de plus en plus uni, au demeurant, comme l'avait annoncé cette autre lettre d'Eugénie à son époux, écrite à l'occasion d'un déplacement qu'elle avait effectué en Espagne au temps de sa détention.
« Cher ami, c'est aujourd'hui l'anniversaire de notre mariage. Il se passera tristement, loin l'un de l'autre, mais du moins, je puis te dire que je te suis bien profondément attachée. Dans le bonheur, ces liens ont pu se relâcher. Je les ai crus rompus, mais il a fallu un jour d'orage pour m'en démontrer la solidité, et plus que jamais je me souviens de ces mots de l'Évangile : "La femme suivra son mari partout, en santé, en maladie, dans le bonheur et dans le malheur." Toi et Louis, vous êtes tout pour moi. Être réunis enfin, ce sera le but de mes désirs. Pauvre cher ami, puisse mon dévouement te faire oublier un instant les épreuves par lesquelles ta grande âme a passé. Ton adorable mansuétude me fait penser à Notre-Seigneur. Crois-moi, tu auras aussi ton jour de justice. »
Il est temps de se demander si alors, au plus profond de l'abîme, Louis Napoléon espérait encore revenir au pouvoir. Autour de lui, on ne pensait évidemment qu'à cela. L'étroite surveillance dont, à Chislehurst même, l'empereur déchu faisait l'objet de la part d'espions de Thiers renforçait cette conviction. Louis Napoléon lui-même avait paru ne pas décourager ces spéculations. Il suivait avec attention les affaires de la France et il pouvait ainsi écrire à Ollivier:
« Mon rôle est facile ; je dois attendre les événements, ne jamais être une cause de trouble, mais un point de ralliement contre l'anarchie. »
Et pour imaginer une sorte de réédition des Cent-Jours, il n'y avait d'ailleurs pas que quelques rêveurs. Ollivier lui-même croyait encore aux chances de l'empereur. Il l'écrivait, le 15 mars 1871, depuis son propre exil, à son ami Gravier qui en doutait: « Je ne suis pas de votre avis que les Bonaparte sont absolument finis. Leur retour est difficile, peut-être lointain, mais nullement impossible. Selon
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