Louis Napoléon le Grand
fascinateur pour les yeux d'un grand peuple militaire, n'entraîne la Nation dans ce que vous pourriez considérer, ou dans ce que je considérerais peut-être moi-même à tort, comme une erreur et comme un danger du pays.
« Mais de quel droit, poursuit-il, pourrait-on empêcher le suffrage universel de s'exprimer comme il l'entend? »
Ce serait « un manque de foi [...], une certaine désaffection aussi de la République ».
Car, explique Lamartine, on ne peut dire au pays: « Nous t'enlevons ta part de responsabilité, après l'avoir proclamée. »
Alors la conclusion s'impose : « Quand même le peuple choisirait celui que ma prévoyance, mal éclairée, peut-être, redouterait de lui voir choisir, n'importe : Alea jacta est! Que Dieu et le peuple prononcent... »
Le discours de Lamartine a fait son effet. La cause est désormais entendue. Il faut se résigner au suffrage universel. En réalité, on va bâtir un système mixte, assez ingénieux, qui devrait sauver les apparences et produire le résultat escompté. Le président ne sera réputé élu par le suffrage universel direct que s'il obtient une majorité qualifiée, un nombre minimal de voix. Si ce n'est pas le cas — et on ne s'y attend certes pas! — ce sera à l'Assemblée de procéder au choix.
La partie n'est pas encore terminée. Il faut tenter d'éviter les débordements liés à un engouement populaire, toujours possible, pour l'un ou pour l'autre des candidats. On doit donc écarter, par un texte de principe, tous ceux qui présentent un risque à cet égard.
C'est au député Thouret qu'est confié le soin de conduire la manoeuvre. Il dépose un amendement tendant à refuser le droit de candidature aux membres des familles ayant régné sur la France.
L'amendement ne fait pas l'unanimité.
Les orléanistes, pour leur part, sont réticents, car le prince de Joinville auquel ils songent en serait la victime. Mais c'est bien sûr Louis Napoléon, présent en séance, qui est visé et c'est vers lui que se tournent tous les regards.
Normalement, et de toute évidence, il lui appartient de mener la contre-attaque. C'est à lui de parler. Mais il hésite, il tergiverse. Or, dans une assemblée, un tel désarroi, évident aux yeux de tous, produit un effet désastreux, mortel. Il le sait sans doute, mais il sait aussi que, dans ce type d'exercice, qu'il ne prise guère, il n'a aucune chance de briller... Non seulement il a gardé un fort accent tudesque, mais il raisonne, il fait ses phrases en allemand. Son français, c'est de l'allemand traduit. Il en résulte une certaine lenteur, une incontestable lourdeur dans l'expression, dont il a conscience. Pourtant, il sent bien qu'il ne peut plus longtemps se dérober. Le voilà à la tribune.
En ce moment terrible, où tout peut-être va se jouer, on le dépeint comme blême, absent, le regard vague : il est sommé de s'expliquer, et cela ressemble à une mise à mort. Alors, il fait un effort pour lui sans doute surhumain et, devant un auditoire qui,pour sa plus large part, ne songe qu'à le discréditer, il se lance dans une pénible improvisation.
Bien vite, fusent les brocards et les interruptions. « Il a protesté de son dévouement à la République, qu'il nous dise comment il entend tenir ses promesses! » Voilà à quoi il doit répondre. Et lui reste là, piteux, piégé... Il ânonne quelques phrases, mal bâties... s'élève contre les calomnies... et fait la plus déplorable des impressions...
Alors vient le coup de grâce, la suprême humiliation : Thouret qui, lui, a de la présence d'esprit, saisit l'occasion qui s'offre, inespérée : « Après ce que je viens de voir et d'entendre, je considère que mon amendement est inutile. Je le retire... »
Que peut penser Louis Napoléon en ces instants ? Que le fond de l'abîme, qu'il avait cru atteindre en quelques autres déplorables circonstances, c'est maintenant qu'il le touche... Que son arrestation à Strasbourg, la situation ridicule de Boulogne, les moments d'accablement de Ham, les années à l'étranger, loin de tout et de tous, n'étaient encore rien à côté de cet échec, de cet affront qu'il est en train de subir. Alors que le but avait l'air si proche...
De toute manière, ses adversaires pensent pour lui: ils exultent, ils crient victoire, et l'accablent.
Le National se déchaîne : « La tribune est fatale aux impuissances. Nous ne voulons pas être trop cruels envers un homme condamné à cet accablant
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