Louis Napoléon le Grand
contraste, en sa propre personne, d'une telle insuffisance et d'un tel nom... »
Plus bref encore, Ledru-Rollin résume ce qui est l'opinion quasi générale du microcosme : « Quel imbécile que ce Monsieur Bonaparte. Il est coulé ! »
Quelle erreur!
Il est vrai que c'est une illusion fréquente des assemblées parlementaires que de croire le pays soumis à leurs propres critères. Encore faudrait-il que ce pays entende l'écho de leurs incidents de séance; et qu'il en comprenne le sens...
La manoeuvre de Thouret déplacera-t-elle une voix chez tout un petit peuple dont la résolution demande bien autre chose pour être ébranlée?
En réalité, ce n'est pas à l'Assemblée que l'affaire va se jouer. Le prince n'aura pas tort d'y passer encore moins de temps qu'auparavant et d'en éviter les pièges et les faux pas. Rémusat a bien exprimé ce qui devait être le sentiment de Louis Napoléonlui-même : « L'impression que fit le Prince ne fut pas favorable. Sa façon de dire, sa figure ingrate, sa gaucherie maniérée donnaient au premier abord une idée très inférieure à ce qu'il vaut. Dans ces premières séances et tout le temps que dura sa candidature, il ne gagna rien à sa présence devant la Chambre. Il s'y produisait peu et restait froid, poli et gourmé. »
Mais — ô paradoxe — la maladresse de son discours va servir Louis Napoléon.
Il a donné l'image d'un crétin, comme on se complaît à le décrire, lui ce « dindon qui se croit un aigle ». Eh bien, précisément, n'est-ce pas un crétin, un dindon, que recherche désespérément une bonne partie de la classe politique qui ne veut pas de Cavaignac et qui entend neutraliser un poste dont il convient de limiter l'influence et la puissance ? N'est-ce pas aussi d'un crétin, d'un dindon, que d'autres ont besoin pour garder la place au chaud en attendant des jours meilleurs?
Thiers, Barrot, les hommes du Comité de la rue de Poitiers qui regroupait les conservateurs de toutes obédiences, Victor Hugo lui-même, préféreraient « un fainéant, un automate qui soit leur créature ». Après l'épisode Thouret, convaincus qu'il satisfait à leurs conditions, ils vont s'ouvrir à l'idée de le soutenir. S'il n'y a pas lieu de s'illusionner sur l'efficacité de leur soutien futur, il reste que ces gens ne mettront aucun obstacle à son ascension.
Thiers continue pourtant d'accabler de ses sarcasmes le candidat qu'il va se choisir. Il multiplie à son encontre les phrases assassines, au mépris d'ailleurs de toute prudence: comment ignorer qu'elles seront rapportées? En fait, on a l'impression qu'il cherche à justifier son choix... à ses propres yeux. Il pressent que son protégé a les meilleures chances ; mais il ne s'y est résigné que faute de mieux et parce que, sans doute, il a surestimé la menace que représentait Ledru-Rollin. Cet état de choses, on l'imagine, ne le satisfait guère : la réputation de Louis Napoléon en fait les frais.
Compare-t-on devant lui le candidat au duc de Nemours, voilà qu'il se récrie: « Que dites-vous donc là? le duc de Nemours en vaut dix comme lui! »
Et comme pour se rassurer, il confie à Rémusat : « Soyez tranquille, dans un an nous ramènerons la veuve » (la duchesse d'Orléans).
Bien plus tard, Tocqueville assura que, pour sa part, il ne s'y était pas trompé, mais qu'il avait bien été le seul, les autres nedevenant lucides que pour constater les dégâts. Louis Napoléon, a-t-il écrit, « était très supérieur à ce que sa vie antérieure et ses folles entreprises avaient pu faire penser à bon droit de lui. Ce fut ma première impression en le pratiquant. Il déçut sur ce point ses adversaires et peut-être plus encore ses amis, si l'on peut donner ce nom aux hommes politiques qui patronnèrent sa candidature. La plupart de ceux-ci le choisirent, en effet, non à cause de sa valeur, mais à cause de sa médiocrité présumée. Ils crurent trouver en lui un instrument dont ils pourraient user à discrétion et qu'il leur serait toujours loisible de briser à volonté. En quoi ils se trompèrent fort lourdement. »
Car Louis Napoléon a une stratégie. Elle est habile. Il s'en est ouvert à ses partisans : « Une fois que nous avons montré aux classes bourgeoises que le nom de Louis Napoléon Bonaparte est une force aux yeux des masses, il n'est pas difficile de leur faire comprendre que cette force sera employée au profit de l'ordre, de la famille, de la propriété.
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