Louis XIV - Tome 2 - L'hiver du grand roi
s’enfonce davantage, fouaillant son cœur et son corps.
Il suffit qu’on lui présente un portrait de lui, ou un buste de cire, pour qu’il ne retienne de ces œuvres que les bajoues, les rides profondes autour de la bouche qui paraissent tirer les lèvres vers le bas, dans un rictus d’amertume et de dégoût. Il ne s’aime plus, il ne veut plus se voir. Son regard glisse sans s’y arrêter sur les miroirs.
Mais les autres, marqués par ce temps inexorable et cette mort qui vient, sont comme son reflet.
Il est contraint d’accepter le départ de Chamillart qui, épuisé, abandonne le contrôle général des Finances au profit de Nicolas Desmarets. Mais cet homme plus jeune, dévoué, lui rappelle qu’il a commencé à servir sous les ordres de Colbert dont il est le neveu, fils de Marie Colbert la sœur du ministre.
Temps enfuis. Ministres morts : Colbert, Louvois.
Il est le survivant.
À cette pensée, il se sent à la fois plus fort et plus menacé.
Il voudrait tant pouvoir oublier ces soixante-dix années. Il faut pour cela accomplir méthodiquement, régulièrement, les tâches du métier de roi.
Et faire mine de rencontrer par hasard dans les jardins de Marly le financier Samuel Bernard qui s’y promène en compagnie de Nicolas Desmarets.
Il faut s’étonner et se féliciter de sa présence, être plein d’attention pour ce banquier dont on veut obtenir du crédit pour cette guerre dévoreuse de finances.
— Vous êtes bien homme à n’avoir jamais vu Marly, dit-il à Bernard. Venez le voir à ma promenade, je vous rendrai après à Desmarets.
Plus tard, il retrouve à Versailles, dans le grand cabinet, Nicolas Desmarets.
Le contrôleur général des Finances a la mine sombre. Samuel Bernard, comme les autres banquiers, les « partisans » et usuriers, hésite à prêter au roi.
— L’État, dit Desmarets, n’a jamais été dans des engagements si considérables envers le public, si arriéré pour le paiement de ses dépenses, ni avec aussi peu de fonds pour y satisfaire.
Desmarets semble hésiter à poursuivre, et Louis l’y invite d’un geste las.
Il a souvent le sentiment que la maladie des finances qui frappe le royaume est accordée à celle qui atteint son corps de vieux roi, entré par cette porte des soixante-dix ans dans le grand âge.
Il est vieux et son règne est vieux.
— Tous ces papiers et les sommes considérables qui sont dues aux différents entrepreneurs pour les années précédentes ont causé un si grand discrédit et rendu les espèces si rares qu’il paraît impossible de mettre les armées en campagne.
Il ne peut pas accepter cette conclusion. Jusqu’à son dernier souffle de vie il doit être Louis le Grand, et il défendra son royaume.
La mort n’existe ni pour le sang royal qui se transmet tout au long des temps ni pour la nation que la dynastie incarne !
— Les armées doivent défendre le royaume, dit-il à Desmarets.
Il reçoit presque chaque jour les dépêches que d’Espagne ou de Flandre les princes et les maréchaux lui envoient.
Il a confiance en Philippe d’Orléans, qui a pris le commandement de l’« armée des deux couronnes » et qui a ouvert les tranchées de siège autour de la ville forte de Tortosa.
On lui rapporte que le duc d’Orléans mène lui-même les assauts, arpentant les tranchées et les glacis, encourageant ses soldats, prenant tous les risques.
Mais Louis sait que, à la Cour, un clan ne cesse de critiquer le duc d’Orléans.
On jalouse le neveu et le gendre du roi. On le soupçonne de vouloir supplanter un jour Philippe V d’Espagne, et peut-être de songer, après la mort du roi, à la couronne de France.
Louis veut ignorer ces rumeurs. Il fait célébrer un Te Deum pour saluer la chute de Tortosa, la victoire remportée par Philippe d’Orléans. Il remarque le dépit du prince de Conti et de quelques autres. Il ne se soucie que de cette victoire qui conforte Philippe V sur son trône.
Mais peu à peu, il s’inquiète lui aussi des ambitions de Philippe d’Orléans. Mme la princesse des Ursins affirme que le duc d’Orléans a pris contact avec les Anglais dont le chef, James Stanhope, a été, à Paris, l’un de ses compagnons de débauche. Il lui aurait laissé entendre qu’il pourrait remplacer Philippe V sur le trône d’Espagne.
Est-ce une trahison ? Louis ne le croit pas.
Philippe d’Orléans l’a averti de ses contacts avec Stanhope en lui assurant que, dans
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