L'ultime prophétie
ne
cessait pas.
Jamais il n'avait vu pareil massacre. Ces hommes n'étaient
pas entièrement humains —jusqu'au moment où un coup d'épée, la douleur et la
mort leur rappelaient leur mortalité. Ils ne redevenaient alors que trop
humains et leurs cris s'imprimèrent à jamais dans la mémoire de Denza.
En fin de compte, ce ne fut ni l'enclume des Bozandari ni le
marteau des Anari qui les écrasèrent, mais les premiers rayons du soleil. Les
derniers soldats de l'Ennemi rompirent alors brutalement les rangs et
s'enfuirent. Nombre d'entre eux tentèrent seulement de fuir car les hommes de
Jenah les poursuivirent et ne firent aucun prisonnier.
Denza tomba à genoux et entendit un gémissement à ses pieds.
Il vit qu'il se tenait sur le ventre d'un soldat ennemi. Les yeux de ce dernier
étaient emplis de peur et de souffrance et il respirait péniblement.
Il leva son épée, prêt à trancher la gorge de l'homme, pour
le punir de l'horreur de cette nuit, pour mettre fin à son malheur et ce
faisant, se débarrasser du vide qu'il ressentait au fond de lui. Mais il se
ravisa et déplaça ses genoux.
— Je vais te conduire à nos guérisseurs, dit-il en
rangeant son épée dans son fourreau.
Il prit l'homme par le bras et commença à le soulever
par-dessus son épaule. L'homme poussa un tel hurlement que Denza se figea. Son
geste avait ouvert la plaie béante de son torse et une bulle de sang jaillit de
sa bouche. Nul ne pouvait plus sauver cet homme. Le déplacer ne ferait que le
torturer davantage.
— Tue-moi, dit l'homme.
Denza secoua la tête.
— J'ai assez tué pour cette nuit.
— Je mourrai de toute façon, tu le sais. Epargne-moi ces
souffrances.
Il disait vrai. Mais Denza n'arrivait pas à sortir son épée.
— Je regrette. Je ne peux pas.
L'homme le saisit par la tunique.
— Je le ferais à ta place. Quelle différence si je meurs d
une blessure que tu m'as infligée au cours de la bataille ou d'un coup porté
plus tard, par miséricorde ? Quelle différence pour ta conscience ?
Denza opina. Il ne s'agissait plus d'un insecte ni d'un
homme dont l'esprit était possédé par le mal. Ce n'était qu'un semblable qui
souffrait, conscient que la mort était proche et ne cherchant qu'à mettre fin à
ses tourments au plus vite. Denza l'aurait fait pour un chien blessé. Cet homme
valait-il moins qu'un animal ?
Il tira sa dague.
— Je suis désolé, soldat.
— Ne le sois pas, dit l'homme en fermant les yeux. Sois
plutôt rapide et précis.
Denza avança sa dague et ferma les yeux dès qu'il fut
certain de bien viser. Lorsqu'il les rouvrit, la souffrance ne se lisait plus
sur le visage de l'homme.
Il se demanda si la sienne cesserait jamais.
33.
Ratha s'agenouilla aux côtés de Cilla et la regarda dormir.
Le soldat qui paraissait diriger les soins sous la tente ne lui avait pas dit
grand-chose sur ce qui s'était passé mais Ratha eut du mal à regarder la main
de Cilla sans broncher. Les doigts qui l'avaient caressé avec une telle
tendresse étaient à présent noueux et déformés, la peau brillante et couverte
de petites ridules ondulées. Il s'obligerait à ne pas quitter cette main des
yeux toute la nuit, espérant qu'il finirait par ne plus éprouver la même
révulsion.
— Je ne sais d'où le pouvoir de ces femmes vient, dit
Crazzi en regardant Ratha. Mais au cours des derniers jours, nous avons vu les
horreurs qu'elles peuvent provoquer et le bien qu'elles peuvent faire. Je prie
pour que la tienne ne fasse que le bien.
— Il en sera ainsi, dit Ratha à voix basse. Elle est
incapable d'autre chose car son âme est pure.
— J'aimerais que nous soyons tous comme elle.
— Sais-tu ce qui lui est arrivé ?
Crazzi secoua la tête.
— Je n'en suis pas sûr. J'ai été blessé pendant l'un des
premiers assauts et on ma conduit ici. Ensuite, j'ai senti une terrible brûlure
et me suis évanoui. Mais dès que j'ai été touché, j'ai su que j'étais condamné
à mort... Or, je suis encore en vie. Je ne puis te dire autre chose : elle m'a
sauvé la vie, si ce n'est ma jambe.
Ratha avait été tellement absorbé par Cilla qu'il n'avait
pas pris le temps d'examiner les blessures de Crazzi. Sa jambe n'était plus
qu'un court moignon, épais et enveloppé très serré dans un pansement imprégné
d'un cataplasme d'herbes.
— C'est moi qui ai pris cette décision, monsieur, dit un
soldat en avançant vers eux.
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