L'ultime prophétie

dispersés
aux quatre vents sur le champ de bataille.
    Les choix de Lutte étaient donc restreints. Il ne pouvait
espérer mener des manœuvres complexes. Il pourrait utiliser ses unités une fois
et les considérer ensuite comme perdues, telles les flèches d'un archer. Il
garderait à l'arrière les quelques unités les plus fiables, à la fois pour
sauvegarder son principal atout et pour servir de rempart contre celles qui
tenteraient de fuir.
    Cette bataille, décida-t-il, ressemblerait à cela :
    une main qui pousserait devant elle des tas de sable, les
officiers les plus capables représentant les doigts et les autres une masse
qu'il écraserait contre la cible voulue. Un peu de sable glisserait forcément
entre les doigts et Lutte savait qu'il devait en tenir compte. Une fois que le
sable aurait usé les lignes ennemies, les doigts frapperaient les coups
décisifs.
    Ces tactiques étaient très éloignées des manœuvres élégantes
et précises qu'il avait apprises à l'Académie Militaire. Non, il s'agissait ni
plus ni moins d'appliquer la force brutale. Il devrait compter sur Ardred et
ses sorcières afin de s'occuper de l'esprit de l'armée, et sur ses propres
observations et son sens de l'enchaînement pour transformer un gourdin grossier
en dague qui transpercerait le cœur de l'ennemi.
    Ce n'était pas là la meilleure manière de faire la guerre.
Lutte ne croyait guère ses hommes en mesure de résister à un assaut résolu de
légions bozandari et encore moins de mener une riposte à même de lui offrir le
sceptre impérial que son seigneur lui avait promis. Pour cela, il faudrait que
les Bozandari soient divisés, disséminés, déchirés, et que leurs officiers
soient dressés les uns contre les autres.
    Il existait certes des rivalités nombreuses, à la fois au
sein de la cour impériale et parmi les officiers. Attiser ces divisions était
une tâche qui incombait aux espions et aux sbires d'Ardred à Bozandar. S'ils
réussissaient, Lutte serait, lui, à la hauteur sur le champ de bataille.
    Et il deviendrait l'empereur de Bozandar.
     
    10.
     
    Ratha enroula l'épée de Giri dans le sac de couchage qui
avait appartenu à celui-ci, puis la fourra dans son propre paquetage. Il n'aurait
su dire pourquoi, excepté que cette épée représentait son dernier lien avec son
frère. Il sentit soudain une présence derrière lui et se retourna. Tom se
tenait dans l'entrée de la tente.
    —   Bon retour parmi nous, dit Tom doucement.
    —   Toutes mes félicitations au jeune marié, répondit Ratha.
Désolé de n'avoir pu prendre part davantage aux festivités.
    Tom tendit la main et Ratha la saisit.
    —   Tu n'as rien à te faire pardonner, mon ami. Sara et moi
avons été honorés de te voir interrompre ton deuil afin d'assister au mariage.
Cilla et elle sont toujours avec Tess au temple. Archer et Jenah préparent les
manœuvres de demain et Erkiah semble avoir besoin d'un peu plus de repos chaque
jour.
    —   Tu es donc venu me voir.
    —   Je serais venu de toute façon. J'ai le sentiment que
nous pouvons apprendre beaucoup l'un de l'autre.
    Ratha sourit.
    —   Je suis loin d'être un prophète, Tom Downey.
    —   Sans doute pas. Mais tu peux être bien plus. Tu peux
devenir prêtre.
    Ratha resta silencieux un instant puis éclata de rire.
    —   A moins que je n'aie considérablement changé depuis la
dernière fois que je me suis déshabillé, je n'ai pas tout à fait les attributs
qu'il faut pour rejoindre les rangs de la prêtrise. Ou aurais-tu oublié que les
prêtres anari sont tous des femmes ?
    —   Non. Mais tous les prêtres ne servent pas au temple. Vos
femmes, bénies soient-elles, en savent moins sur la guerre que toi. En ces
temps difficiles, le sort des Anari, le sort du monde même, est entre les mains
de nos guerriers. Mais la guerre finira par s'achever, mon ami. Et ensuite ?
    —   Si nous la perdons, rien, rétorqua Ratha.
    Tom opina.
    —   Oui-da, mais si nous l'emportons ? Ne faut-il pas
qu'interviennent des personnes capables de faire revenir la paix dans des cœurs
endurcis par la guerre ? Qui pourra se mêler à des hommes qui auront versé le
sang, qui auront connu la colère et la peur, et les guider vers les rivages du
pardon et de l'espoir ? Tes hommes t'ont suivi sur le champ de bataille, Ratha
Monabi. D'autres le feront bientôt. Pourquoi ne les mènerais-tu pas vers la
paix ?
    Ratha secoua la tête.
    —   Ce fardeau serait trop lourd à