L'ultime prophétie
peur, Tuzza, acheva Ratha.
Il avait visiblement du mal à évoquer un sujet aussi
personnel.
— Peur ?
— Et si Cilla s'était trompée ? S'il n'avait pas eu le
temps de se repentir de ses fautes ? Et si, au lieu de traverser le voile vers
l'au-delà, il errait toujours dans ce monde, telle une ombre noire, condamné à
ne jamais connaître ni la paix ni le repos ?
La nuque de Tuzza se raidit et un frisson lui parcourut
l'échine.
— Les hommes qui meurent au combat traversent toujours le
voile car ils ont fait preuve de courage en accomplissant leur devoir.
Ratha secoua la tête.
— Ce sont là vos croyances. Les nôtres sont différentes.
Je ne puis dire qui a raison de nous deux. Mais je sais une chose : combattre
pour une cause nécessaire est une chose et combattre par satisfaction
personnelle, une autre. Giri était assoiffé de sang. C'était là son péché. S'en
est-il repenti avant de rendre l'âme ? Je prie pour que ce soit vrai. S'il en
était autrement, il ne traversera jamais le voile et je ne le reverrai jamais.
— Alors, permets-moi de te rassurer, dit Tuzza. Tu n'as
pas de raison de me faire confiance et toutes les raisons de croire que je mens
; mais écoute-moi, je t'en prie. La mission de ton frère n'était point facile.
Il ne pouvait risquer une attaque directe contre ma légion et ce n'était de
toute façon pas le rôle qu'on lui avait assigné. Il a donc été réduit à
effectuer des raids, à m'amener à suivre l'itinéraire que vous aviez choisi, à
voir ses hommes mourir et à se venger comme il le pouvait. Une telle guerre ne
peut produire de héros, Ratha. Elle est menée de sang-froid et avec cruauté.
Elle ne produit que des hommes cruels. Les dieux en auront conscience
lorsqu'ils verront ton frère. Ils sauront à quel point Giri et toi étiez
proches. Ils le regarderont. Puis ils te regarderont, toi. Ils verront que les
différences entre vos deux cœurs ne proviennent que de la nature des batailles
que vous avez été forcés de mener. Et ils lui pardonneront.
— Quelle bénédiction si tu pouvais dire vrai, répondit
Ratha.
Tuzza opina.
— Mon peuple a un dicton. Les dieux sont cléments lorsque
les démons sont cruels et les dieux sont cruels lorsque les démons sont cléments.
Et en ce qui concerne ton frère, Ratha, les démons ont été très cruels. Les
dieux feront preuve de miséricorde à son égard.
Ratha s'efforça de retenir ses larmes.
— Nombre de personnes m'ont parlé de la vie de Giri et de
sa mort. Mes amis. Ma famille. Et même ma bien-aimée cousine. Aucun n'a parlé
comme tu le fais, Tuzza. Tes paroles contiennent une vérité qui me va droit au
cœur.
Tuzza tendit son bras libre et posa la main sur l'épaule de
Ratha.
— Paroles de guerrier à un autre guerrier, mon ami.
— Non, mon ami. D'homme à homme. Des hommes qui aspirent à
la fin de la guerre.
— Oui. D'homme à homme. Faisons la paix, Ratha.
— Faisons la paix, Tuzza.
Ils rangèrent leurs épées dans leurs fourreaux et se penchèrent
afin de ramasser les deux pelles que Ratha avait posées là au cours de la nuit.
Sans un mot, car les mots étaient inutiles, ils creusèrent, dans la terre
fraîchement retournée, un trou d'environ la moitié de la taille d'un homme.
Puis ils reposèrent les pelles et ressortirent leurs épées.
Ils approchèrent les lames de leurs fronts en un salut
traditionnel très ancien.
Enfin, ils jetèrent leurs épées dans la fosse.
Ni l'un ni l'autre n'entendit les cris de surprise et les
hourras qui saluèrent leur geste. Ni l'un ni l'autre n'entendit les larmes
silencieuses de Tess ni l'exclamation émerveillée d'Archer à ses côtés. Un
voile silencieux semblait avoir recouvert la vallée.
Ils ne perçurent que le bruit sourd du métal creusant la
terre et celui de la terre recouvrant le trou. Ils ne perçurent que leurs
souffles rapides. Plus tard, ils jureraient avoir entendu leurs larmes tomber
sur le sol.
Leur dernier geste fut de briser le manche des deux pelles
sur leurs genoux. Les épées étaient enterrées à jamais.
Tuzza envisagea d'étreindre Ratha puis se ravisa et se
contenta d'un salut raide et solennel. Ratha lui rendit son salut. Ils ne prononcèrent
qu'un seul mot :
— Frères.
15.
— Le malaise règne, dit Ardred à Lutte. La femme l’a vu et
c'est très bien ainsi.
— Très bien ? Ce qui serait bien serait de remporter la
victoire. Le
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