Ma mère la terre - Mon père le ciel
mais quand elle avait voulu parler, il avait porté un doigt à ses lèvres en disant :
— Tais-toi. Ne regarde pas Homme-Qui-Tue ou son ami. Ne retire pas ton suk. Ne fais rien pour attirer l'attention sur toi.
Finalement les deux hommes étaient descendus dans l'ulaq. Chagak avait jeté un coup d'œil sur le nouveau venu, puis elle s'était faite aussi petite que possible dans son coin. Elle avait ramassé un panier qu'elle était en train de tresser et avait baissé la tête sur son ouvrage.
Homme-Qui-Tue s'adressa à Shuganan et le vieil homme s'avança au centre de l'ulaq sans offrir ses paumes ouvertes devant l'étranger et sans s'accroupir près de lui.
Chagak garda la tête baissée et regarda les hommes à travers le rideau de ses cheveux. Le nouveau venu examinait les sculptures de Shuganan. Il retira son parka et Homme-Qui-Tue l'imita. Ils étaient à peu près de la même taille, mais Homme-Qui-Tue était plus large d'épaules et plus puissamment bâti.
L'autre homme avait les cheveux longs, mais contrairement à Homme-Qui-Tue qui les laissait pendre librement, ils étaient retenus sur sa nuque par un morceau de fourrure. Son visage était plat, la peau tirée sur ses joues et son nez au point que ses narines rondes semblaient retroussées et bougeaient à chaque respiration. Ses dents étaient jaunes et cassées.
Il parlait d'une voix rauque comme la quille d'un ikyak sur les galets de la plage. Chagak en eut un frisson. Elle se pencha davantage sur son travail, ses cheveux balayant le sol de l'ulaq, et elle osait à peine remuer les mains sur le panier de crainte de révéler sa présence. Elle s'efforça de ne pas regarder ces hommes. Pourquoi prendre le risque d'attirer les esprits qui parfois se manifestaient dans les yeux ?
Homme-Qui-Tue dit quelque chose en désignant les sculptures sur les étagères. Avec son ami, il fit le tour de la pièce, prenant à l'occasion une statuette pour aller la regarder de plus près à la lueur d'une lampe avant de la remettre en place.
Shuganan s'efforça de se déplacer afin de se trouver toujours entre les deux hommes et la jeune fille. Homme-Qui-Tue avait offert un prix afin de l'avoir pour épouse, mais deux hommes ensemble pouvaient être amenés à des actes qu'ils n'auraient pas commis s'ils avaient été seuls. Peut-être réclameraient-ils le prix de l'hospitalité pour avoir accès à la couche de Chagak. Shuganan n'avait jamais demandé à la jeune fille si elle avait déjà partagé sa couche avec un homme. Il savait qu'elle devait se marier, aussi peut-être avait-elle appartenu à ce jeune homme. Dans la tribu de sa femme, les Chasseurs de Baleines n'y attachaient pas d'importance. Une femme non mariée pouvait connaître d'autres hommes à l'exception de ses frères, son père et son grand-père. En revanche, parmi de nombreuses tribus de chasseurs de phoques, les femmes restaient souvent pures jusqu'à leur mariage.
Il vaudrait mieux pour Chagak qu'elle eût quelque expérience en la matière.
L'ami d'Homme-Qui-Tue prit la sculpture d'une baleine entre ses mains.
— C'est là quelque chose dont j'ai besoin, dit-il à Shuganan, veux-tu me la vendre ?
— Non, répondit Shuganan, je ne vends, ni n'échange aucune de ces statuettes. Elles possèdent leurs propres esprits et ne m'appartiennent pas.
Homme-Qui-Tue retroussa ses lèvres dans un lent sourire.
— Ce sera un cadeau. Voit-Loin a besoin d'un esprit protecteur, dit-il en serrant la sculpture suspendue à son cou au bout d'une cordelette.
Shuganan ne répondit pas, il pensait à ses armes, aux couteaux qu'il avait cachés dans la chambre de Chagak et à la lame bien aiguisée enfouie sous sa propre couche. Mais il était vieux et tous les soirs Homme-Qui-Tue lui liait les mains et les chevilles et attachait les cordes aux chevrons.
« Comment pourrais-je en tuer deux quand je n'ai pu en tuer un seul ? » se demanda-t-il en souhaitant être encore un jeune homme et ne pas avoir ses jointures enflées qui l'empêchaient de courir et enlevaient toute force à ses bras.
Les deux hommes continuaient à parcourir la pièce en étudiant chaque sculpture. Finalement Voit-Loin se tourna vers Shuganan et dit en montrant la statuette de la baleine :
— Ta femme peut-elle me faire une cordelette pour ceci ?
Avant que Shuganan ait pu répondre, Homme-Qui-Tue déclara :
— Ce n'est pas sa femme, mais sa petite-fille.
Voit-Loin sourit en grattant son tablier.
— Libre pour
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