Ma mère la terre - Mon père le ciel
l'huile.
Finalement il ne resta plus que les os. Elle en garderait certains pour en faire des aiguilles ou de petits outils, mais elle en ferait bouillir la plus grande partie pour en tirer de l'huile afin d'alimenter des lampes et de préparer la nourriture.
Dans son village faire bouillir les os était le prétexte à une fête. Les hommes allumaient une rangée de feux sur la plage et les femmes dressaient des poteaux en bois sec pour y suspendre de larges sacs remplis d'eau. De grosses pierres étaient chauffées sur les feux, puis garçons et filles les jetaient dans l'eau où elles demeuraient jusqu'à ce que l'eau se mît à bouillir. Après quoi on y jetait les os de phoque.
Les vieilles femmes savaient le temps que devait durer cette cuisson et surveillaient la couche qui se formait à la surface, lorsqu'elle était assez épaisse elles appelaient les jeunes femmes pour retirer les os. Ceux-ci étaient déposés dans des peaux tannées sur la plage et avant même qu'ils aient refroidi les hommes arrêtaient leurs jeux pour venir écraser ces os avec de grosses pierres.
Pour une fois les chasseurs ne mangeaient pas les premiers, les hommes servaient les os écrasés d'abord aux jeunes enfants afin qu'ils en tirent ce qui restait d'huile et de moelle, puis venait le tour des vieilles personnes, ensuite des femmes qui avaient préparé le feu et enfin, en dernier, les hommes se servaient.
Chagak se rappelait tout cela en travaillant. Et, bien que ces souvenirs fussent douloureux, ils l'empêchaient de penser à Homme-Qui-Tue car il continuait à la surveiller sans offrir de l'aider, se contentant de sourire chaque fois qu'elle tournait l'animal dans une autre position.
Par intervalles, elle entendait Shuganan gémir, ce qui, tout en la désolant, l'assurait du moins qu'il était toujours en vie. Elle s'efforçait de travailler de plus en plus vite, espérant qu'une fois les phoques dépecés, Homme-Qui-Tue la laisserait s'occuper de Shuganan.
Le crépuscule était presque tombé quand elle eut terminé. Pendant qu'elle travaillait Homme-Qui-Tue avait retiré toutes les provisions de son ik. Il était resté un long moment penché sur l'embarcation, un couteau à la main, et Chagak était persuadée qu'il allait déchirer le revêtement et écraser la coque, mais il n'en fit rien. Finalement il avait dispersé ses provisions dans une des flaques d'eau. Elle ne dit rien et feignit de ne pas le voir.
Il était le chasseur. C'était lui qui était responsable de la nourriture qu'il devait apporter, s'il voulait gâcher ce qui avait été mis de côté en réserve, ce serait à ses dépens.
Lorsqu'elle eut fini de dépecer le second phoque, elle s'étira, le dos douloureux. Il lui cria quelque chose mais elle ne lui prêta aucune attention.
Chagak posa les couteaux, rassembla les peaux contenant la graisse et commença à les tirer en direction de l'ulaq. Elle rangerait la graisse dans la réserve jusqu'à ce qu'elle ait le temps de la transformer en huile.
Elle remarqua qu'Homme-Qui-Tue avait ramassé les couteaux, mais il ne lui offrit pas de l'aider à transporter les peaux. Il resta debout et surveilla les mouettes pour les empêcher de toucher à la viande tandis que Chagak devait faire de nombreuses allées et venues jusqu'à l'ulaq. Elle redoutait qu'il ne l'obligeât à travailler plus vite alors que fa fatigue rendait ses bras et ses jambes pesants.
— Je ne suis pas fatiguée, je suis forte, murmurait Chagak au vent. Je suis forte.
Ces paroles semblaient lui redonner de la vigueur et alléger le fardeau qu'elle devait transporter.
Enfin il ne resta plus que les peaux qu'elle avait utilisées sous les restants des carcasses.
Elle les porta à la mer et laissa les vagues entraîner le sang et les résidus de chair. Elle sécha ensuite les peaux avec du sable fin et les roula pour les conserver.
Elle regarda, alors, Homme-Qui-Tue, il souriait et le ricanement qu'il exprimait la fit le haïr un peu plus.
« Il devrait être mort », pensa-t-elle. Mais tuer était une affaire d'homme et, dans son village, les hommes ne tuaient pas d'autres hommes, mais seulement des animaux. La même pensée lui revint : il devrait être mort, puis les mots devinrent une sorte de litanie : « Un jour je le tuerai ! Je le tuerai, un jour je le tuerai ! »
Dans son village, les conteurs parlaient d'un temps, bien avant la naissance de Chagak, quand les hommes, pour protéger leurs femmes et leurs enfants,
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