Ma mère la terre - Mon père le ciel
régulièrement, s'efforçant de ne pas penser à ses muscles douloureux, aux crampes qui gagnaient ses jambes lorsqu'elle s'agenouillait sur l'épaisse fourrure de phoque. Les falaises de la plage paraissaient si éloignées qu'on aurait dit qu'elles flottaient sur la mer, une fine ligne blanche les séparait de l'eau.
Pendant un moment la pensée de Shuganan seul avec Homme-Qui-Tue l'angoissa, mais elle s'efforça de se raisonner. « Je vais bientôt revenir le chercher », se dit-elle.
Malgré tout, une peur irraisonnée la torturait en pensant à la colère d'Homme-Qui-Tue et au grand âge de Shuganan. Il avait vécu plus d'étés qu'elle n'en pouvait compter. Quand un homme était aussi âgé, que pouvait-on dire? Qu'il avait encore de nombreux étés à vivre, ou peut-être un seul.
Elle posa sa pagaie à travers l'avant de l'ik et se laissa porter au sommet d'une vague d'où elle regarda autour d'elle. Il n'y avait aucun signe de baleine ou de chasseurs, mais elle attendit une seconde vague avant de se remettre à pagayer.
Au sommet de cette vague Chagak dirigea son regard vers le nord, du côté de la vaste mer des morses dont Traqueur de Phoques lui avait parlé, un endroit que les femmes de la tribu de Chagak avaient rarement eu l'occasion de voir.
« Et me voilà seule dans cette mer », songea-t-elle en se demandant ce que l'esprit de sa mère penserait en la voyant utiliser son ik comme un homme utilisait son ikyak. Chagak serra l'amulette du shaman qu'elle portait toujours avec la sculpture de Shuganan, et, au même moment, elle aperçut quelque chose de sombre dans la mer.
Son ik plongea dans le creux d'une vague et elle dut attendre d'être à nouveau portée sur une autre crête. Le point sombre était plus important. Peut-être était-ce un autre ikyak, pensa-t-elle, mais elle n'en était pas sûre et à nouveau elle dut attendre un autre mouvement de la mer.
« Un ikyak, mais trop long pour en être un », se dit-elle et, en prononçant ces mots, son cœur battit comme si elle prenait conscience de ce qu'elle venait de dire et Chagak comprit : il s'agissait de deux ikyan, celui de Shuganan et celui d'Homme-Qui-Tue.
Saisissant sa pagaie, elle s'écarta de la crête de la vague et s'efforça de se maintenir dans le creux, le mur d'eau l'empêchant d'être vue.
« Comment était-ce possible sur cette vaste mer? pensa-t-elle. Quel esprit me déteste à ce point ? » Elle s'efforça de rester dans le creux de la lame, sachant que c'était sa seule chance. Si elle parvenait à s'y maintenir, Homme-Qui-Tue ne la verrait pas.
Mais s'il se dirigeait vers la terre, il y aurait un moment où son ikyak se trouverait dans le même creux. C'était un risque qu'il lui fallait courir. Elle ne pouvait espérer le distancer, son ikyak étant beaucoup plus rapide que son frêle esquif.
Elle attendit, ne pagayant que pour se maintenir à flot et en priant que les hommes ne la voient pas. Son esprit troublé et son cœur battant à tout rompre comme les chasseurs frappent le côté d'un ikyak pour appeler à l'aide.
Finalement la proue de l'ikyak d'Homme-Qui-Tue s'éleva sur la crête d'une vague. Il était à quelque distance mais assez près pour la voir s'il regardait vers l'ouest. Chagak enfonça sa pagaie dans l'eau et poussa son ik au plus profond du creux de la vague.
L'ikyak d'Homme-Qui-Tue s'enfonça dans le même creux. Une corde attachée sur le côté flottait sur l'eau, mais Chagak ne put voir l'embarcation de Shuganan. Sa respiration s'accéléra et elle émit un petit sifflement involontaire entre ses dents. Homme-Qui-Tue se pencha en avant et le balancement de la mer souleva son ikyak vers une nouvelle crête. Deux phoques à fourrure étaient attachés à l'arrière de l'embarcation.
« Il ne m'a pas vue », pensa Chagak, mais au même moment, Homme-Qui-Tue tourna son ikyak dans le creux. La pagaie de Chagak restait tendue au-dessus de l'eau, sans qu'elle osât s'en servir. Homme-Qui-Tue poussa un cri et pointa un doigt dans sa direction, puis il se pencha en arrière pour tirer la corde qui reliait son ikyak à celui de Shuganan. Alors Chagak put voir que le vieil homme était allongé au fond de son ikyak, attaché par les cordes du harpon de chaque côté de l'embarcation.
« Il est mort », semblait lui chuchoter un esprit. Les mots la frappèrent avec une telle force qu'ils lui coupèrent le souffle.
Elle se mit à pagayer pour s'éloigner mais un cri d'Homme-Qui-Tue l'obligea à
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