Ma mère la terre - Mon père le ciel
se retourner. Elle vit qu'il tenait un harpon pointé au-dessus de la poitrine de Shuganan.
« Il est mort, semblait dire la mer. Va-t'en. Il est mort. Sauve-toi, tu as une chance : l'ikyak d'Homme-Qui-Tue est alourdi par les deux phoques. Va-t'en. »
Chagak laissa tomber sa pagaie au fond de son ik. Et le dos tourné, elle détacha l'étui fixé à sa taille qui contenait son couteau. Puis, elle fit une incision horizontale dans la doublure qu'elle avait posée sur son suk et glissa l'arme à l'intérieur.
Elle se laissa ensuite porter par le flot dans la même vague que les deux ikyan puis elle fit lentement tourner son ik dans leur direction.
En approchant, elle vit que le bras gauche de Shuganan pendait dans un angle bizarre, sa main flottant dans l'eau. Son nez saignait et du sang sortait de sa bouche en formant des bulles ; elle pensa qu'il venait peut-être de mourir, mais le mouvement de la mer souleva son corps et il poussa une sorte de geignement.
« Il est vivant », dit-elle à la mer.
Homme-Qui-Tue détourna son harpon de Shuganan pour le pointer sur Chagak.
— Tire, cria-t-elle, tue-nous tous les deux.
Mais Homme-Qui-Tue remit le harpon à sa place et pagaya vers la rive.
Avec un profond soupir, Chagak dirigea son ik à la suite d'Homme-Qui-Tue et de Shuganan.
« Tu vas mourir, lui souffla un esprit. Tu vas mourir. »
— Non, dit Chagak, je vais vivre et je sauverai Shuganan.
Lorsque Chagak arriva à terre, Homme-Qui-Tue sortait Shuganan de son ikyak et le laissa tomber sur la plage, tassé sur lui-même, puis il coupa les cordes retenant les phoques.
Sans aide, Chagak tira son ik à terre et, quand il fut hors d'atteinte des vagues, elle courut vers Shuganan.
Il respirait encore. Mais chaque souffle provoquait un flot de sang de son nez et de sa bouche ainsi qu'un grognement dans sa poitrine. Elle s'agenouilla près de lui en essayant de détacher son chigadax, mais Homme-Qui-Tue la saisit par les cheveux et la remit brutalement debout en tenant son couteau de chasse au-dessus de sa gorge.
— Tue-moi, cria Chagak, bien qu'elle sût qu'il ne comprenait pas sa langue, ainsi je retournerai chez mon peuple au lieu de rester avec toi.
Homme-Qui-Tue la relâcha, le doigt pointé vers l'ik et vers Shuganan. Chagak vit la balafre marquant sa joue et ressentit une soudaine fierté pour l'audace de Shuganan, ce qui lui donna le courage de se détourner d'Homme-Qui-Tue pour venir s'agenouiller près du vieil homme.
Elle l'examina et se leva pour courir à son ik. Elle avait des herbes, des feuilles de caribou prélevées sur la réserve de Shuganan. Homme-Qui-Tue lui barra le passage :
— Espèce de fou, cria-t-elle, écarte-toi de mon chemin.
Elle le repoussa et se mit à fouiller à l'intérieur de l'ik, en sortit son suk, entassa le tout dans la taille de son tablier, puis elle sortit une lourde robe de nuit et l'apporta près de Shuganan.
Elle ne regarda pas Homme-Qui-Tue et se sou-cia peu de ce qu'il pouvait penser du moment qu'il ne cherchait pas à l'arrêter. Elle déplia la robe et l'étendit à côté de Shuganan, puis, aussi doucement qu'elle le put, elle le fit glisser dessus.
A nouveau, Chagak retourna à son ik, jetant un regard sur Homme-Qui-Tue en passant. Il se tenait debout, les bras croisés sur la poitrine, sans rien dire, se contentant de la regarder. Elle saisit une pile de bandes de cuir et revint vers Shuganan, mais Homme-Qui-Tue la saisit par le bras.
Il lui dit quelque chose en désignant les deux phoques étendus sur le sable. Chagak comprit qu'il voulait la voir dépouiller les deux animaux, retirer la viande, mais elle feignit de ne pas comprendre. Elle s'arracha à son étreinte, courut jusqu'à la mer où elle rinça une des bandes de cuir dans l'eau et revint s'agenouiller près de Shuganan.
Elle souleva sa tête et la posa sur ses genoux. Après avoir essuyé le sang de son visage, elle se rendit compte qu'il avait des dents cassées et que certaines lui écorchaient les lèvres. Le visage du vieil homme était très pâle, un de ses yeux enflé. Une longue estafilade allait de son oreille droite jusqu'en haut de sa tête.
Ses mains étaient également ensanglantées, mais, quand elle les eut lavées, elle vit qu'il n'y avait pas de blessure et que le sang provenait de son visage. Il poussait aussi un faible gémissement chaque fois qu'elle touchait son bras gauche.
Un coup de vent rabattit les cheveux de la jeune fille sur ses yeux et fit voler du
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