Ma mère la terre - Mon père le ciel
de sa femme.
— Maman? dit Baie Rouge d'une petite voix qui se perdit presque au milieu du bruit des pierres qui s'amoncelaient. Maman !
Cette fois le mot était articulé plus fort, c'était presque un cri. La fillette se mit à pleurer, arrachant une douleur au fond du cœur de Kayugh jusqu'à ce que finalement il ne pût en supporter davantage et voulût rester seul, loin de ces gens, de sa fille, de la vue de son fils qui allait bientôt être enterré sous les pierres.
Il se retourna avec l'intention de s'éloigner et de retourner sur la plage, mais alors il entendit le cri de son fils. Ses enfants l'appelaient. Il fit demi-tour, prit Baie Rouge dans ses bras et, se penchant sur la tombe, tira le bébé des bras de sa femme morte et le tendit à Coquille Bleue.
La jeune femme s'arrêta de chanter et se tourna avec des yeux ronds vers son mari, mais Oiseau Gris ne dit rien.
— Quand ton bébé va-t-il naître? demanda Kayugh.
Coquille Bleue eut un hochement de tête dubitatif avant de répondre :
— Bientôt.
— Aura-t-elle assez de lait pour deux ? demanda Kayugh à Nez Crochu.
— C'est le cas de la plupart des femmes.
— Garde mon fils, dit-il à Coquille Bleue. Si tu peux le nourrir, il t'appartiendra ainsi qu'à ton mari.
Puis Kayugh emmena sa fille sur la plage en laissant les autres enterrer sa femme.
26
Le bébé était sous le suk de Chagak, attaché contre sa poitrine par la bandoulière en cuir. Les seins de la jeune femme étaient devenus chaque jour plus lourds et plus gonflés pendant sa grossesse, mais semblaient avoir perdu une partie de leur délicatesse depuis que le bébé tétait.
C'était un enfant fort et gras, la tête couverte de cheveux noirs. « Il ne ressemble pas à son père », se répétait Chagak. N'avait-elle pas entendu la loutre lui chuchoter qu'il ressemblait à son frère Pup et même à son propre père? Peut-être avait-il leur esprit ou l'esprit de l'un des hommes de son village.
Mais peut-être aussi avait-il l'esprit d'Homme-Qui-Tue. Qui pouvait le dire?
Même s'il ne l'avait pas, il était du devoir d'un fils de venger son père et de tuer ceux qui l'avaient tué. Que pouvait ressentir un homme qui devrait tuer sa mère pour honorer son père ?
Chagak s'efforça de s'absorber dans son travail. Elle tissait un panier avec des fibres de roseau pour la chaîne et d'ivraie pour la trame, mais elle n'arrivait pas à écarter son fils de ses pensées. Shuganan était assis près de la lampe à huile, de l'autre côté de l'ulaq, polissant une statuette en ivoire avec une pierre ponce.
Il n'avait guère parlé à Chagak depuis la nais-sance. Cependant, Chagak lui avait demandé s'il pensait qu'elle devait conduire l'enfant à Aka, pour laisser son esprit retourner dans les montagnes de son village. Il ne lui avait pas véritablement répondu, disant seulement que c'était à elle de décider. C'était son enfant et non celui de Shuganan.
Chagak regarda le vieil homme. Il n'avait jamais complètement guéri des blessures que lui avait infligées Homme-Qui-Tue. Bien qu'il ne se plaignît jamais, il marchait plus difficilement, protégeant son côté gauche, et il boitait beaucoup plus bas. Mais il semblait qu'en échange, les esprits lui avaient donné encore plus d'habileté dans son art. Ses sculptures étaient meilleures, plus compliquées, si détaillées que Chagak pouvait distinguer le dessin de chaque plume d'un suk en stéatite, les fins cheveux d'ivoire sur la tête d'un homme.
— Shuganan, dit Chagak en essayant de parler doucement, mais, dans le silence de l'ulaq, sa voix résonna si fort que le bébé sursauta.
Le vieil homme leva la tête et s'arrêta de travailler, mais Chagak ne trouva rien à lui dire. Comment pouvait-elle lui expliquer qu'elle souhaitait seulement l'entendre parler, qu'elle désirait ne plus être seule avec ses pensées?
Finalement elle demanda :
— Crois-tu que si l'enfant vit, il devra nous tuer pour venger son père ?
Shuganan fronça les sourcils et pendant un moment il étudia le visage de Chagak.
— Nul ne peut prévoir ce que les esprits vont dire à un homme de faire.
Lui-même s'exprimait lentement comme s'il pensait à autre chose. Il ajouta :
— Mais n'oublie pas qu'un homme qui venge son père doit aussi venger son grand-père. Qui a tué ta famille ? S'il te tue pour apaiser l'esprit de son père, qui devra-t-il tuer pour apaiser l'esprit de son grand-père ? Peut-être que le seul homme
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