Ma mère la terre - Mon père le ciel
qu'il devrait tuer est moi-même. Mais je suis vieux. Je serai probablement mort avant que cet enfant soit assez grand pour posséder son propre ikyak.
— Non, dit Chagak. Si tu meurs, qui lui apprendra à chasser et à utiliser un ikyak ?
— Tu as donc décidé de le laisser vivre ?
— Je n'ai pris aucune décision. Je ne sais que faire. Je ne connais pas assez les esprits pour choisir.
Shuganan soutint son regard :
— Le détestes-tu? demanda-t-il.
La question la surprit.
— Que m'a-t-il fait pour que je le haïsse ? C'est son père que je haïssais.
— Tu aimais son grand-père et sa grand-mère, son oncle et sa tante?
— Oui.
Shuganan se pencha sur son travail sans regarder Chagak.
— Je pense qu'il doit vivre.
Chagak poussa un soupir. Quelque chose au fond d'elle-même voulait crier que l'enfant devait mourir, que son esprit serait sûrement empreint de la cruauté de son père, mais elle se contenta d'abandonner son travail et sortit l'enfant de son suk. Elle retira la peau tannée posée entre ses jambes et nettoya ses fesses avec des cendres fines ramassées dans le feu et gardées dans un petit panier. Puis elle l'enveloppa et le redressa.
— J'ai besoin de savoir quel genre d'homme il sera, dit-elle. Le peuple de son père est tellement mauvais. Quelle chance a-t-il d'être bon ?
Shuganan étudia encore le visage de la jeune femme. Il était temps de lui apprendre la vérité, mais il redoutait toujours autant de la perdre. Quand elle saurait, peut-être s'en irait-elle.
Il avait été seul pendant tant d'années et il devait encore faire le voyage pour aller prévenir les Chasseurs de Baleines. Qui pouvait savoir s'il survivrait à cette entreprise ? Mais la pensée que Chagak pourrait s'en aller lui était insupportable et il se rendit compte combien sa solitude lui avait pesé. Il avait besoin de parler, d'échanger des idées, de rire.
Pourtant, s'il lui disait la vérité, peut-être déci-derait-elle de laisser vivre son enfant et ainsi les plans qu'il avait faits pourraient se réaliser et Chagak connaîtrait sa véritable revanche.
Alors il se décida :
— Il y a beaucoup de choses que tu ignores à mon sujet. Le temps est maintenant venu que je te les dise. Écoute-moi et ensuite, si tu décides que tu ne peux rester avec moi, je t'aiderai pour que toi et ton fils trouviez un autre endroit pour vivre et je resterai ici pour dire à Voit-Loin que toi et Homme-Qui-Tue êtes morts tous les deux. Je lui montrerai l'ulaq des morts.
Chagak tint le bébé contre elle et, quand il commença à pleurer, elle le glissa sous son suk attaché à la bandoulière. Elle était assise les jambes croisées, les coudes sur ses genoux, le menton dans sa main. Shuganan eut un petit sourire triste. Elle avait l'air d'une enfant qui se prépare à écouter une histoire.
Il se racla la gorge et commença :
— Je connais la langue d'Homme-Qui-Tue et ses coutumes parce que ces choses n'ont pas de secrets pour moi depuis mon enfance.
Il fit une pause en essayant de présumer si Chagak comprenait, s'il y avait de la frayeur ou de la haine dans ses yeux. Mais elle restait immobile sans laisser deviner ses pensées.
— Je suis né dans leur tribu et j'ai grandi dans leur village. Ma mère était une esclave enlevée chez le Peuple Morse. Mon père, ou celui qui prétendait l'être, était le chef du village.
« Ce n'était pas un homme terrible, ni cruel, mais ma mère étant une esclave nous avions peu de contact et comme j'étais grand, maigre et plus faible que les autres garçons, je n'étais pas autorisé à posséder un ikyak et personne ne m'apprit à chasser ou à utiliser des armes. Mais je m'en fabriquai moi-même. D'abord seulement des pointes acérées, puis, en regardant les armes utilisées dans le camp, j'appris à faire des têtes de harpon en os ou en ivoire et à tailler le silex et l'obsidienne.
« D'habitude je travaillais en secret, car je ne savais pas si mon père approuverait. Mais en voyant les autres garçons devenir chasseurs, je décidai de ne pas être traité toujours en enfant et de n'avoir jamais les joies et les responsabilités d'être un homme. Aussi je commençai à fabriquer un harpon. Je travaillai avec soin, faisant appel à l'esprit des animaux pour m'aider. Je passai tout un été à ce travail, et gravai une tête barbue, je gravai des phoques et des lions de mer sur le manche en bois et je le polis jusqu'à ce qu'il fût très doux.
«
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