Ma soeur la lune
même si Kiin sentait parfois le fils de Samig téter paresseusement son sein gauche.
Posant par terre le sac d'herbe contenant son nécessaire à couture, elle s'assit sur ses talons près de la plate-forme, la tête sur les fourrures de son nouveau lit. Elle avait fait peu de choses aujourd'hui, pourtant, elle était fatiguée et elle avait hâte que vienne la nuit pour se reposer.
Il était bon de retrouver l'ulaq vide et propre, de constater qu'elle n'avait qu'à préparer la nourriture et s'occuper des bébés. Elle devrait ôter son suk, accrocher les berceaux et faire dormir les petits.
Kiin se laissa aller à songer à ce qu'aurait été sa vie dans l'ulaq de Kayugh. En ce moment, Chagak serait en train de l'aider. Il y aurait de la nourriture à cuire et elle aurait sa propre chambre où elle pourrait tirer les rideaux et s'isoler si elle le désirait. Oui, Chagak était à nouveau grand-mère et Kayugh grand-père, même s'ils la croyaient morte. Et Amgigh et Samig étaient pères, même si les deux garçons étaient élevés par Amgigh puisqu'elle était sa femme. Cependant, Samig saurait, il saurait en regardant; tout le monde saurait.
Kiin ne se retrouvait guère dans ses bébés. Peut-être, pensa-t-elle, la courbe des sourcils, la forme des oreilles. Mais qu'espérer d'autre? Son esprit était sans vigueur. Jamais il ne pourrait se mesurer à celui de Samig ou d'Amgigh. Quelle importance? Elle avait bien cru ne jamais quitter l'ulaq de son père, ne jamais être épouse, ne jamais être mère. Et voilà qu'elle avait deux fils.
Kiin bâilla et ferma les yeux. La nuit dernière, les enfants avaient été agités, peut-être parce qu'ils percevaient la peur de leur mère à l'idée de retourner dans l'ulaq du Corbeau. On ne leur avait pas encore donné de nom, ils n'avaient pas d'esprit en propre, rien pour les séparer de son esprit à elle, alors, naturellement, ils devaient sentir sa frayeur et son anxiété. En tant qu'épouse, elle devait demander à son mari de les nommer, bientôt, même si elle n'aimait pas l'idée que les bébés aient des noms d'Hommes Morses.
Mais, se dit-elle, mieux valait un nom Morse que pas de nom du tout.
Elle n'avait pas l'intention de s'endormir, mais les bébés étaient chauds contre sa poitrine et son ventre, et les fourrures douces contre son dos. Elle ne rêva pas et ne sut pas ce qui l'avait réveillée. Elle ouvrit lentement les yeux. Son cou était raide et elle courba les épaules, puis réprima un cri de frayeur. Femme du Ciel et Femme du Soleil étaient dans l'ulaq, assises sur la plate-forme du Corbeau, jambes étendues devant elles, adossées au mur.
Kiin entoura les enfants de ses bras, les sentant se tortiller sous la pression de son étreinte. Elle fut soudain heureuse de s'être endormie alors qu'ils étaient blottis contre son sein. S'ils avaient été dans leurs berceaux, peut-être Femme du Ciel et Femme du Soleil les auraient-elles volés pendant son sommeil.
— Nous avons apporté à manger, annonça Femme du Soleil en prenant une peau de phoque suspendue aux chevrons au-dessus de la lampe à huile.
— Nous ne savions pas si Queue de Lemming aurait préparé quoi que ce soit pour toi ou pour le Corbeau, ajouta Femme du Ciel.
Kiin dévisagea les deux sœurs. Quand elle était arrivée chez les Chasseurs de Morses, ces femmes étaient ses amies, celles en qui elle avait mis sa confiance; mais maintenant qu'elle savait que ses fils n'appartenaient pas à Qakan, elle ne voulait pas des deux vieillardes près d'elle.
— Merci, dit Kiin. Mes fils et moi vous sommes reconnaissants.
— Les bébés poussent-ils bien? s'enquit Femme du Ciel.
— Oui. Oui.
— Nous avons parlé au Corbeau, déclara Femme du Soleil. Il dit que son pouvoir est plus grand que la malédiction de tes fils.
Kiin releva le menton.
— Il m'a parlé, à moi aussi. Il veut les deux. Je n'en tuerai aucun.
— Tu n'as aucun signe — venu d'un esprit — qui t'indique lequel de tes deux fils est malfaisant?
Kiin se mit péniblement debout. Elle avait peur, mais son esprit murmurait : « Quel pouvoir ces deux vieilles femmes ont-elles sur toi ? Le Corbeau est ton époux. Il protégera tes enfants. »
Elle voulait libérer les enfants de la bandoulière, exhiber leur visage, leurs membres forts et replets, leur petit ventre rond et lisse. Mais que savait-elle du pouvoir? Que savait-elle des malédictions? Peut-être les femmes étaient-elles venues dans
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