Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 - Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu
fit l’oncle, je
vois !
Et il s’approcha en disant :
– C’est un Croate. Voyons, Furst, il
faudrait le tirer un peu sur le devant.
Mais Furst ne bougeait pas, ni le
bourgmestre.
L’oncle alors tira l’homme par une jambe et le
fit glisser en pleine lumière ; il avait la tête couleur de
brique, les yeux enfoncés, le nez mince, les lèvres serrées, une
touffe roussâtre au menton.
L’oncle ouvrit la boucle du manteau, en
rejetant les plis sur les bûches, et nous vîmes que le Croate
tenait son sabre à longue lame bleue recourbée. Au côté gauche de
sa veste, une large plaque noire indiquait qu’il avait saigné là.
L’oncle défit les boutons et dit :
– Il est mort d’un coup de baïonnette,
sans doute pendant la dernière rencontre. Il se sera retiré de la
bagarre. Ce qui m’étonne, père Réebock, c’est qu’il n’ait pas
frappé à votre porte et qu’il soit venu mourir si loin.
– Nous étions tous cachés dans la cave,
dit le vieux ; la porte de la chambre était fermée. Nous avons
entendu courir dans l’allée, mais il y avait tant de bruit
dehors ! Je crois plutôt que ce pauvre homme aura voulu se
sauver à travers la maison ; malheureusement il n’y avait pas
de porte derrière. Un Républicain l’aura suivi comme une bête
sauvage, jusqu’au fond de la grange. Nous n’avons pas vu de sang
dans l’allée. C’est ici, dans l’ombre, qu’ils auront livré
bataille ; et l’autre, après lui avoir donné ce mauvais coup,
sera ressorti tranquillement. Voilà ce que je pense. Sans cela nous
aurions trouvé du sang quelque part ; mais personne n’a rien
vu, ni dans l’étable, ni dans l’écurie. Ce n’est que ce matin,
quand nous avons eu besoin de gros bois pour le fourneau, que
Sépel, en entrant au bûcher, a découvert le malheureux.
En écoutant ces explications, chacun se
représentait le Républicain, avec sa grande tignasse en boudin et
son grand chapeau à cornes, poursuivant le Croate dans l’obscurité
et cela faisait frémir.
– Oui, dit l’oncle en se redressant et
regardant le bourgmestre d’un air triste, c’est ainsi que doivent
s’être passées les choses.
Tout le monde devenait rêveur ; le
silence, auprès de ce mort, vous donnait froid.
– Enfin voilà le décès constaté, fit
l’oncle au bout d’un instant, nous pouvons partir.
Puis se ravisant :
– Peut-être y aurait-il moyen de savoir
quel est cet homme !
Il s’agenouilla de nouveau, mit la main dans
une poche de la veste et trouva des papiers. En même temps il tira
une chaînette de cuivre en travers de la poitrine, et une grosse
montre d’argent sortit du gousset du pantalon.
– Tenez, voici la montre, dit-il au
bourgmestre ; je garde les papiers pour dresser l’acte.
– Gardez tout, monsieur le docteur,
répondit le bourgmestre ; je n’aimerais pas emporter dans ma
demeure une montre qui a déjà marqué la mort d’une créature de
Dieu…, non, gardez tout. Plus tard nous recauserons de cela.
Maintenant nous pouvons partir.
– Oui ; et vous pouvez aussi envoyer
Jeffer.
L’oncle m’apercevant alors, dit :
– Te voilà Fritzel ? Il faut donc
que tu voies tout ?
Il ne me fit pas d’autres reproches, et nous
rentrâmes ensemble à la maison. Le bourgmestre et Furst s’en
étaient allés chez eux.
Tout en marchant, l’oncle parcourait les
papiers du Croate. En ouvrant la porte de notre chambre, nous vîmes
que la femme venait de prendre un bouillon, les rideaux étaient
encore ouverts et l’assiette sur la table de nuit.
– Eh bien, madame, dit l’oncle Jacob en
souriant, vous allez mieux ?
Alors, elle, qui s’était retournée et qui le
regardait avec douceur de ses grands yeux noirs,
répondit :
– Oui, monsieur le docteur, vous m’avez
sauvée, je me sens revivre.
Puis, au bout d’une seconde, elle ajouta d’un
ton plein de compassion :
– Vous venez encore de reconnaître une
malheureuse victime de la guerre !
L’oncle comprit qu’elle avait tout entendu,
lorsque le bourgmestre était venu le prendre une demi-heure
avant.
– C’est vrai, dit-il, c’est vrai,
madame ; encore un malheureux qui ne reverra plus le toit de
sa maison, encore une pauvre mère qui n’embrassera plus son
fils.
La femme semblait émue et demanda tout
bas :
– C’est un des nôtres ?
– Non, madame, c’est un Croate. Je viens
de lire en marchant une lettre que sa mère lui écrivait il y a
trois semaines.
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