Marc-Aurèle
autour de nous, la nuit s’était abattue en plein jour, des trombes d’eau et de grêle inondant nos visages, emplissant nos casques, nos boucliers, nos outres. Et nous avions plongé nos bouches dans cette eau salvatrice.
Avec Marc Aurèle, les tribuns, les centurions, les prêtres, nous avions remercié Jupiter de nous avoir ainsi abreuvés et revigorés. Nous nous étions élancés contre les Quades et les avions vaincus.
Avant de quitter ce défilé, Marc Aurèle avait tendu les mains vers le ciel : « Jupiter !, avait-il dit. J’élève vers toi ces mains qui n’ont jamais fait couler le sang injustement. » Et il avait décrété que la légion ainsi distinguée par le maître des Dieux, élue par la foudre, se nommerait Fulminata .
J’avais été indigné lorsque des centurions m’avaient rapporté que, pour ce miracle, des soldats, agenouillés, avaient remercié un autre dieu, Christos, un dieu juif, qu’ils avaient prié, prétendaient-ils, lorsque la soif les dévorait. Ce Christos, ce Dieu unique, les avait entendus, ajoutaient-ils marquant par les éclats de Sa foudre qu’il choisissait, en ce monde, Rome contre les Quades, l’Empire contre les Barbares.
J’avais rapporté ces propos à l’empereur et il avait voulu connaître ces impies qui osaient refuser d’honorer Jupiter le bienfaiteur et invoquaient leur Dieu de superstition.
Ces quelques hommes aux regards brillants et fixes n’avaient pas renié leur foi. Ils avaient répété qu’ils avaient prié Christos et que celui-ci s’était montré l’allié de l’empereur. Pouvait-on les châtier d’avoir, grâce à leur foi et à leur Dieu, rendu la victoire possible ?
Ils étaient fiers, presque arrogants. L’un d’eux avait même dit : « Nous vous avons sauvés ! »
Marc Aurèle avait hésité, se tournant vers moi, puis il avait ordonné que ces hommes fussent flagellés mais laissés en vie, puisqu’ils avaient vaillamment combattus.
Les centurions avaient commencé à leur lier les mains, à les forcer à s’agenouiller devant nous, à frapper leurs dos nus. Après quelques coups qui avaient déjà entaillé leur peau, Marc Aurèle avait interrompu le supplice :
« Ils ont combattu et nous sommes victorieux. Les dieux sont magnanimes », avait-il expliqué.
Plus tard, rentré à Rome, j’avais appris que les disciples de Christos invoquaient le miracle dont avait bénéficié cette légion Fulminata pour solliciter la clémence des tribunaux et échapper au supplice. Ils avaient même répandu une fausse lettre de Marc Aurèle dans laquelle l’empereur, prétendaient-ils, rappelait les faits et défendait qu’on poursuivît d’office les chrétiens.
J’avais été indigné par leur prétention, leur mensonge.
Ils n’étaient que des magiciens et des imposteurs. J’avais incité Marc Aurèle à les punir durement en condamnant à la condition servile dans les mines de plomb, ou en vouant aux combats dans l’arène ces adeptes d’une superstition orientale que même les Juifs dénonçaient.
Ils connaissaient bien ces apostats de leur foi hébraïque, les accusant d’impiété, de trahison, de banquets orgiaques et criminels. Et quant à la résurrection de leur Christos, elle n’était que subterfuge : les disciples de ce Dieu avaient volé le corps supplicié et l’avaient enseveli en Galilée.
Que les Romains sévissent ! Qu’ils châtient cette secte de serpents qui s’infiltraient jusque dans l’entourage de l’empereur !
Comme la pluie d’orage miraculeuse qui m’avait désaltéré dans le pays des Quades et avait sauvé notre légion, la prière de Doma apaisait les brûlures de ma gorge mais me laissait pantelant de remords.
J’avais, moi, Julius Priscus, jusqu’à cette nuit, effacé de ma mémoire ce prodige de la foudre et de la pluie, et mon rôle de persécuteur auprès de l’empereur Marc Aurèle.
J’avais oublié ces flagellations, mon désir de voir punir, vouer à la mort, en fait, les chrétiens qui avaient demandé à leur Dieu d’aider Rome à vaincre !
J’étais non pas l’homme puissant que j’avais imaginé au début de la nuit, tirant Doma par les cheveux, mais un être déchiré, tourmenté, essayant de maîtriser les sanglots qui lui obstruaient la poitrine.
Moi, Julius Priscus, j’avais le sentiment d’avoir été frappé par la foudre.
Trois esclaves sont entrés, portant des plateaux chargés de coupelles de miel, de
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