Marc-Aurèle
criait la foule de mes esclaves : "À la porte, les chrétiens ! Les chrétiens, aux lions !" Tu as converti une poignée d’entre eux, mais tous les autres, la plèbe de Capoue et celle de Rome, tout le peuple de l’Empire, à l’exception de quelques croyants comme vous, vous traquent, vous dénoncent, vous lapident. J’ai assisté à cela, à Capoue : ils frappent, ils trépignent, ils hurlent de joie quand vous êtes livrés aux bêtes, dans l’amphithéâtre. Ils vous soupçonnent d’athéisme, de tous les sacrilèges. Vous méprisez leurs croyances. Vous vous moquez de leurs dieux. Vous vous cachez pour célébrer le vôtre. On dit – une femme l’a crié – que vous vous embrassez à pleine bouche, que vous vous accouplez comme des chiens, des gorets, que vous dévorez la chair des enfants, que vous buvez leur sang. Voilà ce que j’ai entendu. Chaque citoyen romain est prêt à se faire délateur pour qu’on vous tue. »
Je me suis à nouveau approché d’Eclectos.
« Et sais-tu pourquoi cette haine ? »
J’ai touché sa poitrine squelettique du bout de l’index. J’ai senti ses os.
« Parce que vous désirez la mort, que vous marchez vers elle sans crainte. Que vous criez que vous la préférez à la vie. Vous ne craignez pas le supplice. Vous êtes des êtres différents. Vous n’appartenez pas à la pauvre espèce des hommes qui hurlent de terreur quand le bourreau s’avance, qui se débattent quand on met le feu au bûcher, qu’on cloue leurs paumes sur la croix. Sais-tu ce que j’ai entendu à Capoue de la bouche d’un magistrat ? "Que deviendra la société si cet esprit l’emporte, si les scélérats se mettent à ne plus craindre le supplice ?" On vous hait parce que vous êtes la lèpre qui va ronger l’Empire ! » Eclectos m’a souri :
« Nous sommes l’amour, Julius Priscus. C’est dans l’âme de chaque homme, dans l’empire de Rome et donc dans tout le genre humain que nous allons vaincre la mort et la haine. »
Je me suis laissé tomber sur le lit. Subitement, j’étais sans forces.
Eclectos est alors venu s’asseoir près de moi.
QUATRIÈME PARTIE
23
« Écoute la voix d’un chrétien », a murmuré Eclectos.
Il était assis près de moi, le buste penché en avant, tenant son bâton de la main droite.
« Regarde le visage d’un chrétien », a-t-il ajouté.
Il m’a entouré les épaules de son bras gauche, si léger, si maigre et, me serrant contre son flanc, m’a forcé à me tourner vers lui.
« Que vois-tu dans mes yeux, que sens-tu dans mon corps ? Les chrétiens ont chassé la haine de leur âme. Pourquoi, Priscus, prêtes-tu attention aux délateurs, aux calomniateurs ? Ce sont ces hommes-là qui, sur les gradins de l’amphithéâtre, hurlent comme des chacals. Ils sont heureux de la souffrance des autres. Ils veulent voir couler le sang. Ils parcourent les rues comme des fauves afin de nous débusquer. Ils se jettent sur nous. Ils nous livrent aux juges, aux bourreaux. Et toi, Priscus, tu vas vers eux alors qu’ils crient : "Les chrétiens aux lions !" Comment peux-tu les croire quand ils prétendent que nous sommes athées, impies, que nous nous rassemblons la nuit pour nous accoupler, nous qui sommes frères et sœurs, et pour égorger les enfants que nous aurions volés, et nous repaître de leur chair ?
J’ai senti ses doigts se crisper sur mon bras. « Nous sommes purs, Priscus ; nous ne sommes pas sur les gradins de l’amphithéâtre, mais dans l’arène. C’est nous que les bêtes dévorent, que les bourreaux torturent, que les taureaux éventrent, nous que l’on cloue sur les croix. As-tu jamais entendu un chrétien demander qu’on tue un autre homme ? C’est le chrétien qu’on pourchasse, qu’on dénonce, qu’on supplicie. C’est lui qu’on accuse d’orgies nocturnes, de festins de chair humaine, afin de pouvoir le tuer ! » Il a fermé les yeux.
« Ce qu’on appelle notre crime, celui pour lequel on nous hait et on nous élimine, c’est notre refus de reconnaître et d’honorer les faux dieux, les idoles, d’accomplir les sacrifices, de nous incliner devant leurs statues, voire devant celle d’un empereur qui veut se faire passer pour Dieu. Mais ces dieux-là, Priscus, sont des démons que les philosophes grecs – ainsi Socrate aux temps les plus lointains du genre humain – ont dénoncé, eux aussi, au nom de ce qu’ils appelaient la raison.
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