Marc-Aurèle
veux-tu qu’il admette qu’il n’y a qu’un Dieu unique auquel il devrait lui aussi se soumettre ? Quel empereur brisera ainsi son glaive ? »
Peut-être Eclectos ne m’avait-il pas entendu ? Peut-être cherchait-il à sauvegarder son espérance ?
Il ne m’a pas répondu.
Il a continué à me parler du successeur de Trajan, Hadrien, l’empereur ondoyant et divers, l’artiste, le voyageur, le curieux de tout, qui avait accepté de lire des apologies du christianisme, construit d’innombrables temples laissés vacants, comme s’il avait voulu un jour les dédier à Christos et à la nouvelle religion.
Hadrien n’avait pas condamné les auteurs de ces éloges de Christos qui avaient pour noms Quadratus et Aristide. Ils avaient même été reçus au Palais impérial.
« J’étais un homme jeune, si jeune que j’avais encore la peau lisse des enfants, a dit Eclectos, mais je me souviens de Quadratus et d’Aristide, de leur exaltation. Ils pensaient que Hadrien s’était engagé sur le chemin de la foi chrétienne, et ils priaient pour lui afin qu’il avance encore… »
Eclectos s’est tu un long moment et je n’ai pas osé le regarder, devinant la déception qu’il avait dû éprouver et dont il se souvenait. Je craignais aussi qu’il ne lût dans mes yeux la satisfaction de celui qui pense avoir raison.
« Les temps n’étaient pas encore venus », a-t-il dit.
Sa voix n’était pas lasse, mais s’était faite plus sourde.
« Dieu a exigé que nous partagions Sa souffrance, que nous montrions aux hommes que notre foi était plus forte que la douleur et que la peur des supplices. Ainsi avons-nous continué à semer. Un jour, Dieu récoltera. »
Pourtant, Eclectos le reconnaissait, Hadrien s’était montré mesuré dans la répression, et plus tard son successeur Antonin, qu’il appelait le Pieux, avait agi de même.
Mais comment l’un et l’autre auraient-ils pu s’opposer à ces libelles contre les chrétiens qu’on leur adressait de toutes les provinces de l’Empire ?
Selon la loi, les délateurs obtenaient une partie des biens du condamné. On dénonçait donc. On calomniait ferme. On se réjouissait quand les légats impériaux, les magistrats envoyaient les chrétiens dans l’arène. On ajoutait le goût du spectacle à la satisfaction de l’avidité. Et les cris « Les chrétiens aux lions ! » ont continué de retentir par tout l’Empire.
« Hadrien comme Trajan, comme Antonin le Pieux, et comme ton empereur-philosophe, Marc Aurèle, a repris Eclectos d’une voix légèrement voilée, sont des persécuteurs qui se croient justes parce qu’ils torturent et tuent selon la loi. Écoute ce qu’écrit Hadrien au proconsul d’Asie : "Si des personnes de ta province ont, comme ils le prétendent, des griefs solides à alléguer contre les chrétiens, et qu’ils puissent soutenir leur accusation devant le tribunal, je ne leur défends pas de suivre la voie légale, mais je ne leur permets pas de s’en tenir à des pétitions et à des cris tumultuaires. En pareil cas, le mieux est que tu prennes toi-même connaissance de la plainte. Si quelqu’un donc se porte accusateur et démontre que les chrétiens commettent des infractions aux lois, ordonne même des supplices selon la gravité du délit. Mais, par Hercule, si quelqu’un dénonce calomnieusement l’un d’entre eux, punis le dénonciateur de supplices plus sévères encore, proportionnés à sa méchanceté !" ».
Eclectos a fermé les yeux, appuyé son front à ses doigts entrecroisés autour du long bâton qu’il serrait entre ses genoux.
« Les empereurs nous ont frappés seulement pour notre foi en Christos. Et c’est parce que notre sang a été versé pour cela, parce que nos martyrs ont été suppliciés dans l’arène ou sur la croix sans autre raison que leur refus de renier Christos et de prier ou d’honorer un autre dieu, que nous serons un jour reconnus par un autre empereur et par les citoyens de l’Empire. Nous avons choisi de nous laisser égorger pour témoigner. Notre volonté de ne pas combattre Rome est et sera notre force. »
Il s’est redressé et a repris :
« Ceux qui ont voulu se défendre, proclamer leur fidélité à leur Dieu unique avec les armes de Rome, donc par la voie de la guerre, ceux-là ne seront jamais reconnus par un empereur. Les légions de Hadrien, je te l’ai déjà dit, on fait de la Judée un désert. Et les Juifs qui avaient
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