Marc-Aurèle
suivi Bar Kochba ont non seulement été tués par dizaines de milliers durant les combats dans les monts de Judée, autour de la forteresse de Béthar, mais massacrés dans leurs maisons, égorgés après la bataille, traqués, affamés, contraints pour survivre de dévorer les cadavres de leurs proches. Regarde les Juifs aujourd’hui ; ce ne sont plus que des mendiants à Rome et dans les autres villes de l’Empire. Voilà ce qu’il leur en a coûté de ne pas accepter la souffrance et l’enseignement de Christos, juif comme eux, pourtant. Je prie pour les Juifs, Priscus. Ils sont ce qu’il reste du peuple que Dieu avait élu. Je prie pour qu’ils reconnaissent Christos comme le fils de Dieu, son Messie, l’incarnation de Dieu Lui-même. »
25
J’ai voulu ébranler la foi de cette âme chrétienne qui priait, sûre d’elle, si forte dans ce vieux corps frêle.
J’ai dit à Eclectos en me penchant vers lui, mes lèvres frôlant ses cheveux et son oreille comme si j’avais craint qu’il ne m’entendît pas : « Connais-tu Lucien ? » Il m’a regardé, surpris.
« L’écrivain, le philosophe, ai-je poursuivi. Mon maître en sagesse, Marc Aurèle, me l’a fait découvrir. Veux-tu entendre ce qu’il écrit ? »
Eclectos est resté impassible comme s’il n’avait pas compris ma question.
« Moi, je t’écoute avec attention, ai-je ajouté. Mais toi qui est prêt à offrir ton corps aux bêtes, oseras-tu affronter la pensée d’un homme qui ne partage pas ta foi ? Tu n’as pas peur du supplice, mais peut-être crains-tu le doute quand il s’introduit et s’enfonce dans l’âme ? »
Eclectos a souri et, d’une inclinaison de tête à peine esquissée, m’a invité à lire.
J’ai prononcé les premiers mots d’une voix mal assurée.
« Ces imbéciles de chrétiens… »
Je me suis interrompu.
« Va, va ! », m’a encouragé Eclectos.
« Ces imbéciles de chrétiens, ai-je repris, sont persuadés qu’ils sont absolument immortels, qu’ils vivront éternellement ; ce qui fait qu’ils méprisent la mort, et beaucoup d’entre eux s’y offrent d’eux-mêmes. Leur premier législateur, Paul, un juif de Tarse, les a persuadés qu’ils sont tous frères les uns des autres du moment que, reniant les dieux d’Athènes et de Rome, ils adorent Christos le Crucifié et vivent selon ses lois. Ils n’ont donc que du dédain pour les biens terrestres, et ils les tiennent pour appartenant en commun à tous. »
Je me suis arrêté.
« C’est tout ? », a demandé Eclectos.
J’ai secoué la tête.
« Lucien ajoute : "Inutile de dire que ces chrétiens n’ont pas une raison sérieuse de croire tout cela." ».
J’ai montré le livre qui racontait la vie du philosophe Pérégrinus, à la fois cynique et chrétien, qui voulait mourir en martyr non pour prouver sa foi, mais pour rendre son nom célèbre, par vanité, et qui, devant le refus du gouverneur de Syrie de le condamner, s’était immolé lui-même devant la foule assemblée pour les jeux.
« Mort théâtrale, Eclectos ! Et s’il en allait de même pour la plupart de ces martyrs dont tu me parles, pour cet Ignace dont j’ai lu la lettre avec émotion mais qui n’a peut-être recherché lui aussi qu’un suicide ostentatoire ? Que valent ces morts-là, que prouvent-elles, sinon le fol orgueil de ceux qui les choisissent, qui se donnent en fait la mort par la main d’autrui ? »
Eclectos a cessé de sourire. Son visage était douloureux, son front strié de rides, ses yeux mi-clos.
« N’ajoute pas la torture de la calomnie à la souffrance des martyrs. Je vais te parler de l’un d’eux dont Lucien a pillé la vie pour donner à son récit, au destin de son Pérégrinus, un peu de chair et de vérité en sorte que son mensonge puisse tromper les naïfs comme toi, Priscus. Peut-être, après m’avoir entendu, ne répéteras-tu plus les mots de Lucien avec délectation ? »
Eclectos s’est appuyé à la colonne de porphyre, a entrepris d’évoquer la vie et la mort de Polycarpe, ce chrétien de Smyrne dont le nom était connu dans toutes les provinces de l’Empire.
« Quand je l’ai rencontré, a poursuivi Eclectos, Polycarpe était un vieil homme plus âgé que je ne le suis. Il avait dans sa jeunesse côtoyé l’apôtre Jean et d’autres témoins de la vie de Christos.
« Lorsqu’il a séjourné à Rome en compagnie d’un jeune Grec que je connaissais,
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