Marco Polo
table
Chingkim :
— Des améthystes, me dit-il. Nous autres Mongols
avons beaucoup appris des Han. Et leurs médecins sont formels : une fois
serties d’améthystes pourpres, ces tables préservent de l’ivresse ceux qui y
prennent place.
Je trouvai cela fort intéressant, mais j’avoue que
j’aurais été tout aussi intéressé de voir à quoi aurait ressemblé notre noble
compagnie sans cette influence bénéfique des améthystes. Kubilaï n’était en
effet pas le seul à réclamer kumis, arkhi, mao-tai et pu-tao. Même
parmi les résidents arabes et persans, le seul à demeurer aussi sobre que doit
l’être tout musulman était le wali Ahmad. Et la beuverie ne se limitait
pas aux invités mâles, car les femmes mongoles, qui y participaient aussi,
parlaient d’une voix de plus en plus rauque et en devenaient presque
paillardes. Les femmes Han, pour leur part, s’en tenaient au vin et, leur
consommation se limitant à quelques gorgées prises à intervalles éloignés,
elles conservaient une dignité et une réserve toutes féminines.
La joyeuse compagnie ne sombra pas tout entière et
immédiatement dans l’ivresse. Le banquet fut ouvert à ce que l’on appelle à
Kithai l’Heure du Coq, et les premiers invités ne commencèrent à vaciller et à
glisser insensiblement sous les tables d’améthyste que lorsque l’Heure du Tigre
fut bien entamée. En d’autres termes, les festivités, qui avaient débuté en
début de soirée et se prolongèrent jusqu’aux premières heures du lendemain, ne
furent marquées d’une ébriété générale qu’à partir de la dixième ou onzième
heure de cette longue demi-journée d’agapes.
— Ici, c’est de l’onyx, m’indiqua Chingkim,
désignant du doigt l’étendue qui entourait l’arbre aux serpents dispensateurs
de boissons variées, sur laquelle luttaient alors deux mastodontes turcs à
moitié nus et suants qui tentaient de se démembrer mutuellement, à l’amusement
général. Les médecins Han, poursuivit-il, en ont conclu que la pierre noire
qu’est l’onyx insuffle force et vigueur à ceux qui la touchent. C’est pourquoi
l’aire de lutte s’en trouve ainsi pavée.
Lorsque les deux combattants turcs se furent bien
estropiés, à la satisfaction de tous, nous dûmes subir le chant peu mélodieux
de jeunes femmes de l’ethnie ouzbek, aux robes semées de rubis, d’émeraudes et
de saphirs. Les chanteuses avaient de jolis visages, mais extraordinairement
plats, comme si leurs traits avaient été peints sur l’avant de leur tête. Elles
miaulèrent à notre intention d’incompréhensibles et interminables ballades de
leur crû, avec des voix qui rappelaient assez le grincement des roues mal
huilées d’un chariot. Après quoi des musiciens samoyèdes interprétèrent
plusieurs morceaux tout aussi dissonants, délivrant leur solide cacophonie à
l’aide de tambours, de cymbales et de pipeaux semblables à nos fagotti et
à nos dulzainas.
Ensuite se produisirent des jongleurs Han, bien plus
distrayants, car ils opéraient à la fois silencieusement et avec une incroyable
dextérité. Il était étourdissant de voir les tours qu’ils réussissaient à
l’aide d’épées, de cordes nouées et de torches enflammées, et le nombre
d’objets qu’ils parvenaient à lancer et à maintenir en l’air, virevoltants
simultanément. Lorsqu’ils se mirent à faire tournoyer de la même façon des
coupes de vin intégralement remplies sans en faire tomber une goutte, je
ne pus en croire mes yeux ! Entre ces exhibitions circulait un tulhulos, une sorte de ménestrel mongol qui faisait grincer sur les trois cordes de
sa vielle de plaintives chroniques de batailles, de victoires et de héros du
passé.
Pendant ce temps, comme on s’en doute, nous mangions.
Et il fallait voir comment ! Les mets nous étaient servis dans des assiettes,
des bols et des plats d’une porcelaine aussi fine que du papier, aux couleurs
marron et crème, ou bleutés et ornés de motifs prune. Je sus plus tard que ces
porcelaines, fabriquées suivant les techniques Chi-zho et Jen, étaient
pour les Han des objets d’art, des pièces de collection que même leurs
empereurs n’eussent jamais rêvé utiliser en guise d’ustensiles de cuisine.
Pourtant, Kubilaï n’avait pas hésité à les mettre à disposition de ses hôtes.
Pour leur confort, il avait également réquisitionné les meilleurs cuisiniers de
Kithai, et plus encore que des porcelaines Chi-zho ou
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