Marco Polo
rivière, de plus en plus scintillante à mesure qu’elle se
désembuait de son brouillard matinal. Avec les formes et les couleurs
apparaissait également le mouvement : les troupeaux de chevaux
commençaient à s’agiter ; un hennissement, un bronchement distant
fendaient l’air. Les femmes du bok se levèrent et se mirent à aller et
venir, soufflant sur les braises et allant chercher de l’eau pour le thé – d’où
un lointain cliquetis de casseroles – avant de réveiller leurs compagnons.
Les Yi avaient déjà suffisamment observé s’éveiller le
camp pour en connaître la routine. C’est le moment qu’ils choisirent pour
attaquer : assez de lumière pour y voir, mais assez tôt pour que les
hommes ne soient pas encore levés. J’ignore si cet assaut fut déclenché par un
signal : aucun drapeau ne fut déployé, et je n’entendis aucune trompette
résonner. Mais les Yi, eux, surgirent de partout, tous ensemble, avec une
admirable précision.
L’instant d’avant, les spectateurs que nous étions
dominions le versant nu d’une vallée et le bok installé dans son creux
comme si nous étions perchés dans un amphithéâtre vide dont les gradins
dégarnis entouraient une scène lointaine. L’instant d’après, notre vue fut
obstruée par un versant surpeuplé, comme si, de tous les gradins, avait
brutalement poussé une floraison magique et silencieuse. De l’herbe, des
taillis, des buissons en contrebas avait jailli une éclosion nouvelle,
constituée d’hommes gainés de cuir qui brandissaient un arc tendu, armé d’une
flèche bien calée sur sa corde. Ce fut si soudain que je crus en voir certains
surgir du sol devant moi ; il me sembla sentir l’odeur des six ou
sept plus proches. Et je suis sûr que je ne fus pas le seul, sur cette crête, à
réprimer le réflexe de bondir sur mes pieds. Je me contentai d’ouvrir grand les
yeux et de mouvoir suffisamment la tête pour découvrir tout autour de
l’amphithéâtre qui encerclait la vallée cette présence menaçante sortie de
nulle part, positionnée en fers à cheval concentriques, une force aux rangs
hérissés de flèches toutes dirigées vers un point central, la scène sur
laquelle se tenait le camp.
Tout cela avait été incroyablement silencieux, et plus
rapide que je n’ai mis de temps à le décrire. Ce qui frappa l’oreille juste
après c’était le premier son émis par les Yi. Ce ne fut nullement le hululement
que pousse en guise de cri de guerre l’armée mongole lorsqu’elle charge
l’ennemi. Ce fut un souffle singulier, surnaturel et doux, léger et comme
soyeux. Le vent sifflant de milliers de flèches lancées ensemble, qui
s’envolèrent dans une sorte de bourdonnement flûte en enveloppant la vallée
d’un épais murmure aérien. Et puis ce son, comme assourdi par la distance,
reprit, se répéta, se fragmenta et redoubla tel un cinglant frou-frou désormais
constant et démultiplié. On aurait dit que les Yi prélevaient sans cesse et
avec promptitude de nouvelles flèches dans leurs carquois et, alors que les
premières planaient encore, en mettaient d’autres en place puis tiraient, en
courant comme l’éclair vers le bok. Leurs flèches s’élevèrent très haut
dans le ciel, jusqu’à en assombrir un instant le bleu pur, éclatant, et se
mirent à rétrécir à l’œil, de baguettes bien visibles devenant des brindilles,
puis des cure-dents, jusqu’à des cheveux fins qui, soudain, infléchissant
paresseusement leur course, se muèrent en une sorte de vapeur qui tomba tel un
sombre crachin sur le camp. Ce n’était guère plus effrayant, vu de loin, que le
crépitement gris d’une averse matinale.
Spectateurs situés en arrière, pas très loin des
archers, nous n’avions rien manqué des premiers instants de l’assaut. Mais ceux
qui en étaient la cible – les chevaux, les femmes déjà levées, les hommes
encore couchés – ne se rendirent sans doute compte de rien avant que les
milliers de flèches les frappent, telle une pluie soudaine qui s’abattit parmi
eux, autour d’eux, sur eux, et hélas en eux. Loin d’être une simple bruine, les
flèches, lourdes et acérées en cette fin de course, accélérées par leur longue
chute, leur transpercèrent sans doute les chairs jusqu’à l’os.
Dès cet instant, les rangs des Yi les plus proches du
camp atteignirent ses abords immédiats, toujours sans émettre le moindre son,
apparemment insouciants des flèches de leurs
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