Marco Polo
ce n’est pas un Bho, m’assura l’un
des sardar. On lui a posé une question qui le forçait à articuler dans
sa réponse le nom de la ville de Yunnanfu. Au lieu de prononcer la dernière
syllabe « pu », il a bel et bien articulé « fu ».
De plus, il prétend s’appeler Gom-bo, mais on a retrouvé dans le fond de sa
culotte ce sceau.
Le sardar me tendit un yin de pierre,
que j’examinai avec attention. Mais il aurait aussi bien pu être marqué Gom-bo
ou Marco Polo, j’étais bien incapable de faire la différence. Je demandai donc
ce qui s’y trouvait gravé.
— Pao, répondit le sardar. Pao Nei-ho.
— Sans blague, le ministre des Races minoritaires ?
Instruit de son identité, je n’eus aucun mal, à
présent, à le reconnaître derrière son pitoyable déguisement.
— Votre façon de parler hésitante et bizarre
m’avait frappé, le savez-vous ?
Il se contenta de hausser les épaules, sans proférer
une parole. J’indiquai alors au sardar :
— D’après les instructions du khan Kubilaï,
j’étais censé éliminer cet homme si d’aventure on le retrouvait. Y aurait-il
quelqu’un pour s’en charger à ma place ? Je crois avoir tué assez de monde
pour aujourd’hui. Je vais en revanche conserver ce sceau pour attester auprès
du khakhan que ses ordres ont bien été exécutés.
Le sardar me fît un salut respectueux et
s’empara du prisonnier pour le conduire à l’extérieur.
— Un instant, fis-je, interrompant son geste.
Puis je m’adressai à Pao :
— À propos de parler, j’y songe... Avez-vous déjà
eu l’occasion de murmurer les mots : « Je surgirai quand tu t’y
attendras le moins » ?
Il nia, comme il l’aurait probablement fait si cela
avait été le cas. Mais sa sincère expression de surprise et son air déconcerté
emportèrent ma conviction : il n’était pas l’imprécateur du Pavillon de
l’Écho. Parfait, me dis-je ; un nom après l’autre, ma liste s’allégeait.
D’abord ma servante Buyantu, ensuite ce ministre Pao...
Le lendemain, pourtant, je découvris que Pao était
toujours en vie. Le bok se réveilla tard, affligé d’un mal de tête
généralisé, mais, aussitôt levé, on se mit en devoir de préparer l’enterrement
d’Ukuruji. Seuls les chamans semblaient ne pas prendre part à cette
organisation, ayant déjà œuvré en rendant au cadavre sa dignité. Ils s’étaient
isolés en un petit groupe autour du ministre condamné Pao, qu’ils semblaient
nourrir avec sollicitude, comme s’ils lui donnaient son petit déjeuner à la
cuiller. Je me mis à la recherche de Bayan, agacé de constater ce retard quant
à l’exécution de Pao.
— On va le mettre à mort, soyez-en sûr, me
dit-il. D’une façon particulièrement désagréable. Il sera mort avant que sa
tombe soit creusée.
Quelque peu irrité, je demandai :
— Qu’y a-t-il de si désagréable à l’obliger à
manger jusqu’à lui faire éclater la panse ?
— Vous vous trompez, Polo. Les chamans ne sont
pas en train de le nourrir. Ils le gavent de vif-argent.
— De vif-argent ?
— Oui, le mercure provoque des crampes
mortelles ; mais c’est aussi un principe d’embaumement hors pair. Une fois
mort, son corps se conservera. Il gardera le teint et toute la fraîcheur de la
vie. Allez voir à quoi ressemble le corps du wang que les chamans ont
pareillement traité. On dirait un bébé rose et joufflu, et il restera ainsi à
jamais.
— Si vous le dites, orlok. Mais pourquoi
ce traître de Pao mérite-t-il qu’on lui accorde les mêmes rites funéraires
qu’Ukuruji ?
— Un wang doit être inhumé en compagnie
d’un certain nombre de domestiques, pour le servir dans l’au-delà. Nous allons
donc l’enterrer avec tous les Yi qui ont survécu au désastre d’hier... ainsi
qu’une paire de jeunes femmes, afin qu’elles puissent lui donner du bon temps.
Peut-être seront-elles plus avenantes une fois là-bas, sait-on jamais ?
Mais nous avons tout particulièrement soigné le cas de Pao. Quel meilleur
serviteur pourrait seconder Ukuruji dans l’après-vie qu’un ex-ministre du
khanat ?
Dès que les chamans jugèrent l’heure propice, la
troupe, les uns à pied, les autres à cheval, porta longuement en cortège le
catafalque sur lequel reposait Ukuruji. La cérémonie fut marquée par un éclat
et un souci du détail remarquables, au son d’une musique martiale et des chants
douloureux des chamans. Ceux-ci avaient
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