Marco Polo
bien
croustillant, grâce à un feu dans lequel on avait mis cette substance à brûler.
Le canard rôtissait ensuite sur un feu ordinaire, consciencieusement arrosé de
vin, d’ail, de gouttes de mélasse et d’une sauce de haricots fermentés. Il
était enfin découpé en morceaux de la taille d’une bouchée – les écailles de
peau noire et croustillante étant alors les parties les plus prisées –, mis à
mijoter à feu doux avec des ciboules, des châtaignes d’eau et un vermicelle miàn translucide. S’il est un seul élément susceptible d’atténuer quelque peu le
ressentiment des Han à l’égard de leurs conquérants mongols, c’est bien à mon
avis le « Canard soufflé au vent ».
Après une confection de pétales de lotus sucrés et une
soupe claire de melon hami, le tout dernier plat fut déposé sur les
tables : une énorme soupière du riz bouilli le plus simple. C’était un
geste purement symbolique, personne ne se servit. Le riz étant l’aliment de
base du peuple Han (dans le Sud, c’est même pratiquement le seul régime), il mérite
sur chaque table une place d’honneur, même sur celle d’un homme riche. Mais ses
invités se doivent de ne pas y toucher, car ce serait insulter leur hôte, en
lui laissant croire que les mets délicats présentés auparavant étaient
insuffisants.
Ensuite, pendant que les domestiques débarrassaient
les tables pour la sérieuse occupation à venir, qui consistait à boire, Kubilaï
commença à converser avec mon père, mon oncle et plusieurs autres personnes.
Car, comme je l’ai dit, chez les Mongols, les hommes ont pour habitude de ne
pas parler durant les repas, et les autres invités s’étaient tous conformés à
cette coutume. Cela n’avait semble-t-il nullement affecté les femmes mongoles,
qui avaient passé, elles, le dîner entier à pérorer et à s’égosiller de
conserve. Kubilaï confia à mon père et à mon oncle :
— Ces hommes, Tang et Fu (il indiquait les deux
Han que j’avais déjà remarqués), sont arrivés de l’Ouest à peu près en même
temps que vous. Ce sont des espions à mon service. Malins, experts dans la
tâche qui est la leur et très discrets. Dès que j’ai su qu’un convoi allait se
rendre du côté des domaines de mon cousin Kaidu afin de ramener des cadavres de
Han à enterrer, j’ai demandé à Tang et à Fu de se joindre à la caravane.
« Voilà donc... », pensais-je, car cela m’expliquait
enfin cette impression de déjà-vu. Mais je ne fis aucun commentaire. Kubilaï se
tourna vers eux.
— Dites-nous donc, honorables espions, quels
secrets avez-vous dénichés, dans notre province du Sin-kiang ?
Tang parla comme s’il énonçait une liste à voix haute,
ce qui n’était pas du tout le cas :
— L’ilkhan Kaidu est l’orlok d’un bok comprenant
un tuk entier, dont il peut mettre six toman sur le pied de
guerre à tout moment.
Le khakhan ne parut pas très impressionné, mais il
traduisit pour mon père et mon oncle :
— Mon cousin commande un camp de cent mille
guerriers à cheval, dont soixante mille se tiennent en ordre de bataille.
Je me demandai pourquoi le khan Kubilaï avait eu
recours à des espions professionnels pour obtenir à la dérobée ces informations,
alors que je les avais récoltées, moi, en partageant un repas sous une yourte.
Fu parla à son tour :
— Chaque guerrier part au combat armé d’une
lance, d’une massue, de son bouclier, d’au moins une épée ou une dague, d’un
arc et de soixante flèches. Trente d’entre elles sont légères, à têtes fines
pour les jets de longue distance. Les trente autres sont plus lourdes, à têtes
plus massives pour combattre de plus près.
Je le savais fort bien, et même un peu plus :
certaines pointes hurlaient et sifflaient furieusement en vol.
Tang revint à la charge :
— Afin d’être indépendant du ravitaillement du bok, chaque guerrier transporte également un pot en terre cuite pour chauffer sa
nourriture, une petite tente et deux outres de cuir. L’une est remplie de kumis, l’autre de grut, et il peut en vivre un bon moment sans faiblir.
Fu ajouta :
— Si, par chance, il a pu se procurer un morceau
de viande, il ne perd pas de temps à le faire cuire : il le place entre sa
selle et sa monture. En chevauchant, elle sera écrasée, chauffée, la sueur qui
l’imprégnera la purifiera, et elle sera ainsi parfaitement consommable.
Tang reprit :
— Un guerrier qui ne
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