Marco Polo
rien entendre. Mais elle m’indiqua sa seconde main posée
sur le parapet et me lança un regard interrogatif. Hui-sheng, je m’en rendis
compte, ressentait la vibration du son. En dépit de son éloignement,
pensai-je, ce devait être un bruit de tonnerre pour répercuter une telle onde
vibratoire jusque dans le mur de pierres. Je ne pus que hausser les épaules,
incapable d’avancer une explication. Fung, lui, savait visiblement à quoi il
fallait s’attendre et n’en concevait nulle appréhension.
Il montra le phénomène du doigt, et je vis soudain une
brillante ligne argentée rayer l’horizon noir. Avant que je puisse demander de
quoi il s’agissait, elle fut assez proche pour que je le comprenne : la
vague d’écume, étincelant à la clarté lunaire, avançait sur le désert de sable
telle une rangée de cavaliers en armure d’argent lancée vers nous dans une
irrésistible charge. Derrière elle, tout le poids de la mer de Kithai. Comme je
l’ai dit, ce banc de sable avait la forme d’un éventail large d’une centaine de li à l’endroit où il côtoyait l’océan, rétréci à l’embouchure du fleuve.
Aussi la ruée marine, balayant le delta dans notre direction telle une feuille
tressautante d’eau et d’écume, fut vite comprimée, et son niveau s’éleva tandis
que sa couleur sombre bouillonnait de blanc. La hai-xiao fut si vite sur
moi que je n’eus même pas le temps de pousser un cri de stupéfaction. Là,
devant nous, tel un formidable marteau prêt à nous frapper, s’élevait un mur
liquide aussi large que le delta, haut comme les maisons. N’eût été son éclat
mousseux et scintillant, on eût cru voir l’avalanche qui avait détruit la
vallée du Yunnan, et son grondement l’en rapprochait encore.
Je jetai un coup d’œil à la rivière, en contrebas. Tel
un animal craintif émergeant de son terrier pour tomber sur le museau écumant
d’un chien enragé, elle refluait littéralement, comme prise d’un brusque
mouvement de recul, dans un espoir de fuite en direction des montagnes d’où
elle était venue. Au même instant, l’immense barre d’eau de mer rugissante
déferla sur nous, juste sous le niveau du parapet, et ce tumultueux tourbillon
d’écume nous éclaboussa d’embruns. J’étais cloué sur place par ce spectacle,
mais l’eau de mer n’était pas pour moi un élément inconnu ; me rendant
soudain compte que ce n’était pas le cas de Hui-sheng, je me tournai vers elle
afin de prévenir son effroi. Mais elle était sereine. Les yeux brillants, elle
souriait, et, sur ses cheveux noirs, luisaient des reflets de lune telles des
opales. Pour elle qui habitait un monde de silence plus encore que pour nous
sans doute, ce devait être un délice que de voir s’accomplir un tel
phénomène, d’autant plus splendide qu’on pouvait en ressentir la
puissance... J’eus la sensation que la balustrade de pierre, comme la nuit qui
nous entourait, tremblait sous l’impact. Cette mer grondante, pétillante, dont
la mousse semblait grésiller, précipitait son furieux bouillonnement à
contre-courant du fleuve. Son élan s’apaisa lentement, tandis que sa blancheur
scintillante se striait de vert sombre, lequel étendit peu à peu son empire
jusqu’à ce qu’une mer calme, enfin, comblât toute la largeur de la rivière,
au-dessous de nous.
Dès que je pus me faire entendre, j’interrogeai
Fung :
— Par tous les dieux... qu’était-ce donc ?
— Les nouveaux sont toujours assez impressionnés,
fit-il comme s’il avait lui-même déclenché le phénomène. C’est le hai-xiao, ou
mascaret de l’estuaire. Ce n’est rien d’autre qu’un phénomène de marée.
— De marée ? Impossible !
m’exclamai-je. Les marées vont et viennent, majestueuses, dans un calme
imposant.
— Le hai-xiao n’a pas toujours cette
intensité, je vous le concède. Il n’a lieu que s’il y a, comme aujourd’hui,
conjugaison de la saison, de la phase lunaire et d’un moment précis du jour ou
de la nuit. En ces rares occasions, comme vous avez pu le voir, la mer s’élance
vers nous tel un cheval au galop... et parcourt deux cents li en moins
de temps qu’il ne faut à un homme pour avaler son repas. Les bateliers du
fleuve ont appris, au fil des siècles, à en tirer avantage. Ils larguent les
amarres ici au bon moment et, poussés par le flot, remontent le fleuve sur des
centaines de li sans un coup de rame.
Poliment, je fis
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