Marco Polo
remarquer :
— Pardonnez-moi d’en douter, magistrat Fung. Mais
je viens moi-même d’une cité maritime et j’ai vu toute ma vie se mouvoir les
marées. Quoi qu’il arrive, leur amplitude n’excède pas une coudée. Ce que nous
avons vu là, c’est une véritable montagne marine !
Tout aussi poliment, il me répondit :
— Pardonnez-moi de vous contredire, kuan Polo.
Mais force est d’en déduire que votre ville natale donne sur une petite mer.
Je répliquai avec hauteur :
— Je ne l’ai jamais trouvée si petite... mais je
veux bien l’admettre, il en est de plus grandes. Par-delà les Piliers d’Hercule [24] par exemple,
s’ouvre une mer sans limites : l’océan Atlantique.
— C’est cela, oui. Cette mer-ci est de sa trempe.
Au-delà de cette côte s’étendent des îles en grand nombre. Au nord-est, par
exemple, les îles du Japon, qui forment l’empire des Nains. Mais poussez plus
loin vers l’est, et les îles disparaissent peu à peu : elles se font
rares, puis vous les laissez derrière vous. La mer de Kithai, elle, continue toujours. Sans aucune limite.
— Comme notre océan, murmurai-je. Nul marin ne
l’a jamais franchi ni n’en connaît la fin et ce qui peut s’y trouver... si
toutefois il y en a une !
— Pour autant que je sache, celle-ci en a une,
déclara Fung, l’air de rien. Un témoignage au moins l’atteste, qui émane d’un
marin qui l’aurait traversée. Deux cents li de delta nous séparent,
d’ordinaire, de l’océan. Mais vous voyez ces pierres ? (Il indiquait les
gros anneaux qui constituaient la balustrade.) Ce sont les ancres de
gigantesques bateaux de haute mer et les contrepoids de leurs bornes. Elles
l’ont été, du moins.
— Hangzhou a donc jadis été un port, constatai-je.
Un port très actif, j’imagine. Mais il y a fort longtemps, si j’en juge par
l’étendue ensablée du delta.
— Oui. C’était il y a environ huit cents ans. Il
existe, quelque part dans nos archives, un journal écrit par un certain
Hui-chen, un trapa bouddhiste. Il est daté, suivant notre calendrier, de l’an
trois mille cent, à peu près. Il raconte comment, pris dans une tempête que
nous nommons tai-feng, qui n’est rien moins qu’un gigantesque typhon,
son chuan de haute mer s’est trouvé entraîné très loin vers l’est et
que, au bout d’une longue errance, il a pu accoster quelque part, sur une terre
qui se situait là. D’après l’estimation du trapa, c’était à plus de vingt et un
mille li d’ici. Rien que de l’eau, jusque là-bas. Il a dû parcourir
vingt et un mille autres li pour revenir. Mais il en est revenu, puisque
son journal existe.
— Hui ! Vingt
et un mille li ! Mais c’est presque aussi loin que rentrer d’ici à
Venise... (Il me vint soudain une idée folle mais séduisante.) S’il existe une
terre aussi lointaine au-delà de cette mer, ce doit être mon continent :
l’Europe ! Votre Kithai et cette Manzi où nous sommes forment peut-être
l’autre extrémité de notre mer océane ! Dites-moi, magistrat, le moine
mentionne-t-il des noms de villes, de l’autre côté ? Lisbonne ?
Bordeaux ?
— Pas de villes, non. Il a appelé cette terre
Fu-sang, qui ne veut rien dire d’autre que « terre où nous avons
dérivé ». Les habitants, selon lui, ressemblaient davantage à des Mongols
ou à des Bho qu’à des Han, mais en plus barbare, et ils parlaient une langue
grossière.
— Peut-être était-ce l’Ibérie... ou le Maroc...,
fis-je à voix basse, pensif. Peuplés tous deux, depuis longtemps, de Maures
musulmans, à ce qu’il me semble. Le moine a-t-il révélé autre chose de cette
terre ?
— Très peu. Les natifs étaient hostiles ; ce
n’est donc qu’avec beaucoup de chance et non sans difficultés que les marins
ont réussi à faire le plein en vivres et en eau. Ils ont rembarqué en
catastrophe pour revenir vers l’ouest. Le seul élément qui semble avoir eu le
temps d’impressionner Hui-chen est la végétation. Il décrit les arbres de
Fu-sang comme extrêmement curieux puisque, contrairement aux nôtres, ils ne
sont pas faits de bois, avec des branches couvertes de feuilles, mais d’une
chair verte recouverte d’épines.
Fung eut un air d’incrédulité amusée.
— C’est dire où cela nous mène. J’ai tendance à
penser que les saints hommes voient de la chair et des épines partout.
— Hum. J’ignore à quoi peuvent ressembler les
arbres d’Ibérie
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