Marco Polo
qui donnait accès au jardin.
Sculpté dans un seul bloc gigantesque, il l’avait été de façon fort ingénieuse.
Il tenait dans sa gueule à moitié ouverte une boule de pierre que l’on pouvait
mouvoir du doigt d’avant en arrière. Mais, retenue par les dents, celle-ci ne
pouvait être retirée.
Je pense avoir impressionné quelque peu le magistrat
en matière artistique, lorsque, après avoir admiré d’un œil expert les rouleaux
peints ornant les murs de notre chambre, je fis remarquer que les paysages
représentés sur ces tableaux étaient différents de ceux des artistes de Kithai.
Il me lança un regard oblique :
— Vous avez raison, kuan. Les artistes du
Nord ne conçoivent leurs montagnes qu’à l’image des pics déchiquetés et
escarpés de leur chaîne des Tien Shan. Ceux de Song... euh, de Manzi, pardon...
préfèrent s’inspirer des luxuriantes éminences de notre Sud aux formes douces
et arrondies comme des seins de femme.
Il prit congé, se déclarant prêt à me rejoindre au
premier appel, dès que j’aurais envie de me mettre au travail. Hui-sheng et moi
refîmes un petit tour du propriétaire, affectant chaque domestique à ses
quartiers et nous familiarisant avec les lieux. Nous nous assîmes un moment
dans le jardin, où j’expliquai par gestes à Hui-sheng, au clair de lune, les
détails et les événements qu’elle n’avait pu saisir seule. Je terminai par mon
impression générale, selon laquelle personne ne semblait fonder de grands
espoirs sur ma capacité à extorquer des taxes. Hochant la tête au fur et à
mesure qu’elle comprenait mes explications, elle n’émit, avec ce tact propre
aux femmes han, aucun commentaire sur mon habileté à réussir dans ma tâche et
se contenta de cette interrogation :
— Seras-tu heureux ici, Marco ?
Submergé soudain d’un vrai hai-xiao d’affection
à son égard, je lui répondis par gestes :
— Je suis heureux... ici ! (lui
faisant comprendre que je voulais dire : « avec toi »).
Nous nous accordâmes une semaine de vacances pour nous
accoutumer à notre nouvel environnement, et j’appris vite à confier à Hui-sheng
les détails de l’ordonnancement de la maison. Comme elle avait déjà su le faire
avec la servante mongole que nous avions emmenée, elle sembla n’éprouver aucune
difficulté à établir un mode de communication avec les nouveaux domestiques
han, lesquels eurent vite à cœur d’obéir à la moindre de ses fantaisies, le
plus souvent à la perfection. Je n’étais pas un aussi bon maître de maison, ne
maîtrisant pas aussi bien qu’elle la langue han. Il faut avouer aussi que
j’étais habitué depuis longtemps à être servi par des Mongols ou des esclaves
éduqués par leurs soins ; or ceux de Manzi s’en distinguaient de multiples
façons.
Je pourrais vous en réciter un plein catalogue, mais
je ne mentionnerai que deux différences notables. L’une était que, compte tenu
du respect que vouaient les Han aux personnes âgées, un serviteur ne pouvait
jamais être mis à pied ni démis de ses fonctions sous prétexte qu’il était
devenu trop vieux, inutile, sénile, voire impotent. Aussi, à mesure que les
domestiques prenaient de l’âge, ils avaient tendance à se faire de jour en jour
plus revêches, grincheux, et à jouer d’astuce, voire d’impudence. Mais on ne
saurait les en blâmer et encore moins les châtier. L’une des nôtres était une
vieille bique ratatinée dont la seule tâche consistait à s’occuper de notre
chambre, le matin, quand nous étions levés. Or, dès qu’elle sentait l’odeur du
citron, que ce soit sur moi, sur Hui-sheng ou sur nos draps, elle se mettait à
caqueter et à hennir abominablement, et il me fallait me contenter d’en sourire
et le supporter.
L’autre différence tenait au temps. Tous les Mongols
considéraient les conditions météorologiques avec la plus parfaite
indifférence ; qu’il fasse soleil, qu’il pleuve ou qu’il neige, ils n’en
vaquaient pas moins comme à l’ordinaire à leurs occupations, et même le chaos
d’un tai-feng ne les eût pas dérangés s’ils en avaient rencontré un.
Dieu sait si, moi aussi, au terme de tant de voyages, j’étais devenu, à
l’instar des Mongols, insensibles aux tourments du froid, de la chaleur ou de
l’humidité. Mais les Han de Manzi, malgré leur propension à prendre des bains
dès que l’occasion s’en présentait, avaient une aversion pour la pluie qui
n’avait
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