Marco Polo
brûlé les archives du Cheng au moment
où elle est partie à Khanbalik déposer sa couronne : tout a été détruit.
C’est compréhensible. On pouvait s’y attendre. C’est le lot commun de tout lieu
nouvellement conquis, avant que les nouveaux occupants s’y installent. De sorte
que...
— D’accord, j’ai bien compris, n’y revenons pas.
Mais que m’importe ce que pouvaient bien payer les gens aux agents de
recouvrement de l’ex-empire Song ! Qu’ai-je à faire de ces vieux livres de
comptes ?
— Mais enfin, sans eux... Regarde.
Il se pencha en avant et brandit trois doigts devant
mon visage.
— Tu as trois possibilités d’action. Ou bien tu
te rends toi-même à chaque étal du marché, dans chaque auberge de chaque île,
dans chaque alcôve de bordel...
— Ce qui est impossible.
— ... ou tu lèves une armée pour le faire à ta
place.
— Ce qui, tu l’as souligné, s’avère impraticable.
— Oui. Mais, à titre d’exemple, imaginons que tu
approches l’étal d’un marchand de moutons. Tu lui demandes de verser la part
qui revient au khan sur la valeur de ses bêtes. Que va-t-il te répondre ?
« Mais, kuan, je ne suis pas le propriétaire de cet
éventaire ! Adressez-vous au maître, là-bas. » Tu accostes l’homme en
question, qui te répond : « Je suis tenancier de la boutique, certes,
mais je ne fais que la diriger pour le compte de son propriétaire qui vit
retiré à Su-zho. »
— Je ne croirai aucun des deux.
— Ah, oui ? Et que feras-tu ? Tu en
pressureras un des deux ? Ou même les deux, pendant que tu y es ? Tu
n’en tirerais que quelques gouttes. Laissant au passage échapper le véritable
propriétaire, lequel fournit tous les moutons de Manzi, si ça se trouve, qui
continuerait de thésauriser bien tranquillement hors de portée, à Su-zho. Franchement,
tu te vois déclencher cet imbroglio dans chaque boutique du marché, à chaque
nouvelle échéance de l’impôt ?
— Vakh ! Je n’en
viendrais pas à bout !
— Si tu avais les vieux registres, en revanche,
tu saurais qui est vraiment redevable, où le trouver et combien il
payait jusque-là. Ce qui nous amène à la troisième possibilité d’action, la
seule qui soit vraiment envisageable : créer de nouveaux registres. Avant
même d’entamer ta première tournée de relance, il te faudrait la liste de toutes
les entreprises en activité, de toutes les boutiques, lieux de débauche,
propriétés et autres terrains. Avec, en plus, le nom de tous les
propriétaires, des tenanciers et des chefs de famille. Et, de surcroît, une
estimation de leurs actifs et du montant de leurs profits annuels. Avec cela...
— Gramo mi ! Mavie entière n’y suffirait pas, Wei-ni. Et pendant ce temps, je ne
ramasserais rien !
— Voilà, tu y es.
Il recula, se carrant confortablement en arrière.
— Profite donc du jour présent et de la vue
apaisante de ta jolie Hui-sheng. Tranquillise-toi. La dynastie Song a régné ici
durant trois cent vingt ans, avant sa chute récente. Il lui avait fallu tout ce
temps pour recueillir et codifier les données nécessaires, et pour mettre en
action des méthodes de taxation valables. Tu ne comptes pas y parvenir en une
nuit ?
— Certes non, je ne le peux pas. C’est pourtant
ce que le khan Kubilaï attend de moi. Que vais-je faire ?
— Rien, dans la mesure où tout ce que tu pourrais
tenter serait inutile. Entends-tu ce coucou, dans cet arbre, pas loin ? Cou-coûû...
cou-coûû... Nous autres, Han, nous plaisons à imaginer que le coucou crie « pu-ju
ku-ei ». Ce qui signifie : « Pourquoi ne pas rentrer chez
toi ? »
— Merci, Wei-ni. J’espère bien rentrer chez moi,
un de ces jours. Revenir jusque chez moi. Mais je ne le ferai pas, comme
on dit à Venise, « les cornemuses retournées dans leur sac ».
Un long silence paisible s’écoula, ponctué des
conseils réitérés du coucou. Finalement, Fung résuma :
— N’es-tu pas heureux ici, à Hangzhou ?
— Jamais je ne l’ai été davantage.
— Alors, profites-en ! Envisage ta situation
de la façon suivante. Il pourrait s’écouler un long et agréable moment avant
que le khakhan se souvienne qu’il t’a envoyé ici. Quand cela se produira, tu
peux toujours trouver le moyen de lui échapper encore un certain temps, dont tu
jouiras au mieux. Lorsqu’il finira par exiger un compte rendu de ta mission, il
se pourrait qu’il accepte l’explication de
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