Marco Polo
chrysanthème de Manzi) afin que nul ne pût, en
copiant le jeu, entrer en concurrence avec moi. Le wang Agayachi, peu
convaincu au départ de la légalité de cette opération – « Qui a jamais vu
un gouvernement accréditer un jeu de hasard ? » –, fut l’un
des premiers à chanter ses louanges et les miennes, déclarant que j’avais fait
de Manzi la plus lucrative des acquisitions du khanat. À chaque nouvelle
embrassade, je répétais modestement, ne disant que la vérité :
— Je n’y suis pour rien, tout est dû à mon
intelligente et talentueuse compagne. Je ne fais que cueillir les fruits de la
récolte : Hui-sheng est mon jardinier, c’est elle qui a eu la main verte.
Nous commençâmes, elle et moi, par une installation et
un investissement si ridicules qu’ils eussent fait honte à un petit marchand de
poisson sur l’étal du marché. Notre équipement consistait en une table et une
nappe. Hui-sheng dénicha une pièce de tissu d’un beau rouge vermillon, couleur
de chance chez les Han, broda en soie noire le carré divisé en quatre, dessina
en galons dorés les quatre chiffres sur les boîtes, et nous étalâmes la nappe
sur une table de pierre du jardin, avant d’envoyer nos domestiques crier dans
le quartier :
— Venez tous, approchez, âmes
entreprenantes ! Misez un tsien, repartez avec un liang ! Venez
jouer à la banque aux haricots ! Donnez corps à vos rêves et faites lever
d’admiration les mains de vos ancêtres ! La fortune vous attend, à la
maison Echo et Polo ! Venez seul ou en nombre, mais n’hésitez pas à tenter
votre chance !
Ils vinrent. Peut-être certains d’entre eux
n’étaient-ils venus que pour voir de plus près à quoi ressemblait le Ferenghi aux cheveux de démon. Peut-être d’autres furent-ils poussés par l’appât du
gain, dans l’espoir d’une fortune rapide. La plupart semblaient curieux de
découvrir ce que nous avions à proposer ou s’arrêtaient un instant en allant
vers une autre occupation. Mais ils vinrent. En dépit des sarcasmes de certains
– « Un jeu pour les gamins ! » –, tous s’y essayèrent au moins
une fois. Bien qu’ils affectassent de jeter leurs tsien sur le tissu
rouge tendu devant Hui-sheng comme s’ils voulaient seulement distraire une
jolie enfant, ils attendaient de voir s’ils avaient gagné ou perdu. Et tandis
que certains se contentaient de quitter le jardin en riant, d’autres,
intrigués, restèrent pour jouer encore. Et encore. Du fait que seuls quatre
joueurs pouvaient jouer à la fois, on se bousculait autour d’eux pour y voir,
et ceux qui ne pouvaient miser restaient là, fascinés. Lorsque, en fin de journée,
nous déclarâmes le jeu clos, ce fut une foule que nos domestiques firent
refluer hors du jardin. Certains joueurs, repartis avec plus d’argent qu’ils
n’en avaient en arrivant, étaient tout heureux d’avoir trouvé là « un
coffre non gardé » et se promirent d’y revenir avec davantage d’argent,
histoire de plumer la banque. D’autres, ayant pris congé la bourse un peu plus
plate qu’elle ne l’était au départ, se morigénèrent de s’être ainsi fait battre
à un « sport aussi infantile » et jurèrent de venir prendre leur
revanche à la table de la banque aux haricots.
Le soir même, Hui-sheng broda une seconde nappe, et
nos serviteurs faillirent attraper une hernie à traîner une nouvelle table de
pierre jusque dans le jardin. Le lendemain, au lieu de rester debout à
maintenir l’ordre tandis que Hui-sheng jouait à la banquière, je pris en charge
l’autre table. Je n’étais pas aussi rapide qu’elle à trier les haricots et
n’encaissai pas autant d’argent, mais nous travaillâmes si dur tous les deux la
journée durant que nous fumes soulagés d’en voir la fin. La plupart des
gagnants de la veille étaient revenus (les perdants aussi) accompagnés d’un
nombre croissant de nouveaux joueurs qui avaient eu vent de ce nouvel
établissement à Hangzhou.
Inutile d’entrer dans les détails, nous n’eûmes jamais
plus besoin d’envoyer nos gens crier dans la rue : « Venez
tous ! » La maison Écho et Polo avait dès le premier soir gagné ses
galons d’institution et prit rang d’emblée parmi les plus populaires. Nous
apprîmes, à nos serviteurs les plus brillants d’abord, comment tenir la banque,
de sorte que Hui-sheng et moi puissions nous reposer un peu. Il ne se passa pas
longtemps avant que Hui-sheng ne dût
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