Marco Polo
l’intégralité de mes haricots. Je compris qu’en jouant de la sorte je ne
ferais jamais que conserver ma mise, sans rien gagner de plus. Aussi me mis-je
à essayer diverses façons de jouer... laissant une boîte vide, empilant
différentes quantités de haricots dans les autres, et ainsi de suite. Le jeu se
mua en une énigme arithmétique. Parfois, je gagnais une pleine poignée de
haricots, et Hui-sheng n’en conservait que quelques-uns. Parfois, la chance
s’inversait, et sa réserve augmentait au détriment de la mienne.
Je me rendis compte que, si un homme décidait de
prendre ce jeu au sérieux, il pouvait, suite à un gain heureux, repartir plus
riche en haricots... pour peu qu’il partît avec ses gains, repoussant la
tentation de continuer. Mais l’envie guettait toujours d’insister, dès qu’une
mise était là, posée devant soi, pour voir si l’on ne pourrait gagner
davantage. Je pus aussi imaginer ce que cela donnerait si trois joueurs se
trouvaient mis en concurrence, plus le banquier avec son sac : cela
pouvait devenir très excitant, un vrai supplice de Tantale ! Mais, pour
autant que je puisse appréhender les probabilités, le banquier ne cessait de
prospérer, tandis que le vainqueur ne faisait que s’enrichir de
l’investissement des trois autres.
J’attirai l’attention de Hui-sheng. Elle leva les
yeux, et je pointai le doigt vers moi, vers le jeu, vers ma bourse,
indiquant : « Si un homme jouait de l’argent au lieu de miser des
haricots, ce sport pourrait lui coûter cher. »
Elle sourit, et ses yeux se mirent à danser tandis
qu’elle hochait la tête, ravie : « C’est ce que je voulais te faire
comprendre. » D’un mouvement circulaire du bras, elle engloba tout
Hangzhou (et même tout Manzi, après tout), complétant son geste en désignant du
doigt la pièce de notre maison que mon scribe et moi utilisions en guise de
bureau.
Je scrutai son petit visage rayonnant d’espoir, puis
considérai les haricots épars sur le sol.
— Es-tu en train de me suggérer ce jeu comme une alternative à la collecte de taxes ?
Vigoureux acquiescement. Et elle ajouta, en ouvrant
ses deux mains : « Pourquoi pas ? »
Quelle idée ridicule, pensai-je tout d’abord. Mais je
me mis à y réfléchir. J’avais vu des Han risquer de l’argent sur des cartes zhi-pai, sur des jetons de mah-jong et même sur ces jouets volants tenus au
bout de leur corde, les feng-zheng... Ils jouaient avidement et avec
fièvre. Pouvaient-ils s’enticher avec la même passion de ce jeu enfantin ?
Avec moi – ou mieux, le Trésor impérial – dans le rôle du banquier ?
— Ben trovato ! marmottai-je.
Le khakhan l’a dit lui-même : « bienveillance
involontaire ! »
Je bondis sur mes pieds dans le massif de fleurs et
attirai Hui-sheng à moi avec enthousiasme.
— Tu viens de venir à mon secours et peut-être de
m’apporter le salut. Dis-moi, as-tu appris ce jeu quand tu étais petite ?
C’était le cas. Quelques années auparavant, une bande
de maraudeurs mongols avaient mis le feu à son village, assassiné tous les adultes
et emporté les enfants comme esclaves. Alors, on l’avait choisie comme lon-gya pour les concubines, et un chaman avait pratiqué l’incision qui avait fait
d’elle et du monde entier un silence... La vieille femme affectée à sa
convalescence lui avait gentiment appris ce passe-temps, car on pouvait s’y
absorber sans parler et sans avoir besoin d’entendre. Hui-sheng pensait qu’elle
devait avoir six ans, alors.
Je la serrai plus fort contre moi.
30
Après trois ans, je passai pour l’homme le plus riche
de Manzi. En réalité, je ne l’étais pas, car j’envoyais scrupuleusement tous
mes bénéfices au Trésor impérial de Khanbalik par de sûrs courriers mongols
escortés de guerriers lourdement armés. Au fil des ans, ils convoyèrent des
fortunes, en pièces comme en papier monnaie, et, pour autant que je sache, cela
continue.
Hui-sheng et moi décidâmes d’un nom pour ce jeu... Hua
Dou Yin-hang, qui veut dire assez grossièrement : « Faites sauter
la banque aux haricots », bientôt réduit à ces trois derniers mots. Son succès
fut immédiat. Le magistrat Fung, d’abord incrédule, fut vite enchanté de l’idée
et convia le Cheng en session extraordinaire pour sceller la légalité de mon
entreprise et me fournir des lettres de patente m’intronisant propriétaire de
l’idée (tous documents ornés du
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