Marco Polo
est vrai que j’étais bien jeune.
— N’assure-t-on pas aussi, insinua Tofaa avec un
gloussement salace, qu’une femme ne vieillit jamais sous la ceinture ?
— C’est vrai, ça, vous l’avez dit ! confirma
l’épaisse mégère, souriant d’un air tout aussi lubrique. On le répète
souvent : « Un feu ne peut être laissé sans bûches, tout comme une
femme sans sthanu. »
Toutes deux pouffèrent lascivement un moment. Puis
Tofaa ajouta, faisant tournoyer son couteau en direction des enfants :
— Au moins, il est fertile.
— Oui, comme savent l’être les lapins, grogna la
large hôtesse. Ne soutient-on pas à juste raison : « Un homme dont
les exploits ne priment pas ceux des autres ne fait que se fondre dans la
masse ? »
Je finis par être fatigué de partager le silence
soumis de mon hôte. Tentant de communiquer avec lui, je lui indiquai ma
planchette encore pleine, fis entendre des claquements de bouche un peu forcés
censés lui faire comprendre que j’appréciais cette pâtée pour cochons et lui
demandai par gestes quelle était la viande ensevelie sous le kàri. Il
saisit, me répondit, et je m’aperçus que je connaissais un autre mot de la
langue locale :
— Dugong.
Puis je me levai et sortis pour respirer un peu dans
l’air du soir. Cela empestait pêle-mêle la fumée, le poisson, les ordures,
encore le poisson, la saleté, toujours le poisson et les marmots souillés de
leur vomi, mais cela me fit du bien. Je marchai par les rues de Cuddalore (qui
n’en comptait que deux) jusque tard après la tombée de la nuit et rentrai dans
la hutte pour trouver la marmaille ronflant sur le seuil, parmi les restes de
nourriture de notre repas, et les trois adultes également endormis, tout habillés
dans leurs palang. Non sans difficulté, je réussis à me glisser dans le
mien et le trouvai moins inconfortable que je ne l’avais craint, puis je
sombrai dans le sommeil. Mais je fus réveillé au milieu de la nuit par des
halètements bruyants et constatai que l’homme avait rejoint la femme dans son palang. Il se livrait avec elle à une peu discrète surata, bien qu’elle le
grondât d’une voix hargneuse et sifflante de rage. Tofaa, qui s’était elle
aussi réveillée, l’entendit et me raconta plus tard qu’elle lui avait
lancé :
— Tu n’es que le frère de mon défunt mari, tu te
souviens ? Même après toutes ces années ! Et le sâdhu l’a bien
dit, tu n’as pas le droit de prendre du plaisir en expulsant ta semence. Tu as
entendu ? Pas de plaisir !
J’étais maintenant convaincu d’avoir trouvé le pays
des Amazones et la source des légendes qui couraient sur leur compte. L’une
d’entre elles, en effet, racontait qu’elles ne conservaient auprès d’elles que
des semblants d’hommes afin de pouvoir produire d’autres Amazones.
Le lendemain, notre hôte toujours serviable, qui était
sorti se renseigner auprès de ses voisins, en trouva un qui se rendait au
prochain village dans son char à bœufs et acceptait de nous y mener, Tofaa et
moi.
Nous remerciâmes l’homme et sa femme de leur
hospitalité, et j’offris au premier un peu d’argent en paiement pour le
logement, que sa femme lui arracha immédiatement. Tofaa et moi grimpâmes à
l’arrière du chariot et fûmes un peu balancés dans tous les sens tandis que ce
dernier brinquebalait à travers les basses terres marécageuses et souillées
d’excréments. Pour passer le temps, j’interrogeai Tofaa sur ce qu’avait voulu
dire la femme en parlant de sati.
— C’est une vieille coutume à nous, expliqua
Tofaa. Sati signifie « femme fidèle ». Quand un homme meurt,
si sa veuve est fidèle, elle se jette dans le feu qui consume son cadavre et
meurt à son tour.
— Je vois..., fis-je pensivement.
Peut-être m’étais-je trompé en imaginant toutes les
femmes hindoues comme d’envahissantes Amazones sans dévouement.
— L’idée n’est pas si grotesque. Plutôt élégante,
en un sens. Qu’une femme fidèle accompagne son mari dans l’au-delà, dans le
désir de rester avec lui pour toujours...
— Eh bien, pas exactement, en fait. Comme on le
dit si bien, le suprême espoir de toute épouse est de mourir avant son
mari. La situation d’une veuve est en effet intenable. Son mari a beau n’être
qu’un crétin, que ferait-elle sans homme ? Tant de filles sont déjà mûres
pour le mariage à onze ou douze ans, alors quelle chance aurait une veuve
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