Marco Polo
plus
très fraîche de se dégoter un nouvel époux ? Se retrouvant seule au monde,
privée de soutien, elle est dès lors considérée comme inutile, une moins que
rien tout juste bonne à être moquée et méprisée. Le mot « veuve »,
chez nous, signifie littéralement « femme morte qui attend la mort ».
Vous voyez qu’il vaut mieux qu’elle se jette au feu et en finisse tout de
suite !
Cela écornait quelque peu le lustre des sentiments
purs et désintéressés, mais je fis remarquer qu’il fallait un certain courage
et que tout cela n’était pas dénué de dignité.
— C’est que..., continua calmement Tofaa, cette
coutume vient du fait qu’à l’origine beaucoup de femmes, ayant décidé de
se remarier et ayant choisi leur futur époux, empoisonnaient tout simplement
celui du moment. Cette pratique du sacrifice de la sati a donc été
initiée par les gouvernants et les chefs religieux pour décourager les meurtres
par trop fréquents de maris. On instaura une loi au terme de laquelle,
lorsqu’un homme mourait pour une raison quelconque et que sa femme n’était pas
en mesure de prouver qu’elle n’était pour rien dans cette mort, elle devait
sauter dans le bûcher. Si elle ne le faisait pas, la famille du défunt pouvait
l’y pousser elle-même. Cela fît réfléchir les épouses à deux fois avant d’empoisonner
leur mari, elles se mirent même à le supplier de rester en vie, si
d’aventure il tombait malade ou quand il commençait à se faire vieux.
Je convins cette fois que je m’étais trompé. Ce
n’était pas le pays des Amazones. C’était celui des Harpies. Cette dernière
opinion ne fut pas démentie par ce qui transpira un peu plus tard.
Nous arrivâmes bien après le coucher du soleil au
village de Panruti. Comme nous le trouvâmes tout aussi dépourvu de dak
bangla, Tofaa empoigna aussitôt un homme dans la rue, et nous observâmes le
même subterfuge que la veille. Il rentra chez lui, nous le suivîmes, il nous
refusa à grands cris l’entrée et fut immédiatement foulé aux pieds par une
épouse fulminante. La seule différence, dans ce cas, fut que le mari dominé par
sa femme était un tout jeune homme, ce qui n’était pas le cas de sa virago.
Lorsque je la remerciai de nous recevoir et que Tofaa
lui traduisit mes paroles, il en résulta un flottement :
— Nous sommes très reconnaissants envers vous et
votre... euh... mari ?... fils ?
— C’était mon fils, fit la femme, mais c’est
aujourd’hui mon mari.
Je dus suffoquer ou battre des paupières car elle
expliqua :
— Quand son père est mort, il était notre seul
fils et n’aurait pas tardé à être en âge d’hériter de cette maison et de tout
ce qu’elle contient. J’aurais alors été une « femme morte qui attend la
mort ». Je graissai donc la patte au sâdhu local pour qu’il me
marie avec l’enfant de toute façon trop petit pour objecter quoi que ce soit et
je pus de ce fait continuer de partager la jouissance de nos biens.
Malheureusement, comme mari, il n’a pas fait l’affaire. Jusqu’ici, il n’a pu
engendrer que ces trois-là : mes filles, qui sont aussi ses sœurs. Elle
indiqua trois loques à la mâchoire pendante qui semblaient tout sauf bien finies,
avachies sur le seuil. Si c’est tout ce que nous réussissons à avoir, leurs
éventuels maris hériteront plus tard. À moins que je ne case les filles comme devadasi dans quelque temple. Ou peut-être, vu qu’elles sont malheureusement
déficientes d’esprit, pourrai-je les donner au saint ordre des Mendiants
infirmes. Savoir, maintenant, si elles seront assez malignes pour mendier...
Enfin, vous comprendrez que je sois inquiète, aussi j’essaie désespérément,
toutes les nuits, de produire un fils afin de conserver les biens dans la
famille.
Sans tarder, elle installa devant nous des planches
couvertes de nourriture à la sauce au kàri.
— C’est pourquoi, si cela ne vous dérange pas,
nous allons nous hâter de manger afin que lui et moi puissions gagner notre palang.
Et de nouveau, cette nuit-là, je pus entendre les
halètements de la surata qui avait lieu dans la pièce, cette fois
accompagnée de chuchotements que Tofaa me restitua le lendemain :
« Plus fort, mon fils ! Allez, plus fort que ça ! »
Je me demandai un instant si l’avaricieuse mégère
avait ensuite l’intention d’épouser le petit-fils, mais cela m’importait peu, à
la vérité, et je m’abstins de poser
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