Marco Polo
même avec des
précautions on n’était jamais sûr, et elle avait été chaque fois en danger.
Maintenant je me jurais, et je hurlais à Dieu lui-même que jamais plus, jamais
plus si elle survivait je ne coucherais de nouveau avec elle. Je l’aimais à ce
point, et nous trouverions bien d’autres moyens de nous prouver notre amour l’un
à l’autre.
Cette amère décision prise, je tentai d’ensevelir mon
appréhension sous des souvenirs plus doux, mais leur douceur même en aggravait
l’amertume. Je me rappelai la dernière fois que je l’avais vue, lorsque Yissun
et moi nous éloignions à cheval de Pagan. Hui-sheng n’aurait pas pu entendre,
ni répondre à cette phrase que je prononçai à son intention en m’en
allant : « Au revoir, ma chérie. » Mais elle avait entendu avec
son cœur. Et elle aussi avait parlé, de ses yeux : « Reviens, mon
tendre amour. » Je me souvenais comment, privée à jamais de la possibilité
d’entendre la musique, elle l’avait pourtant si souvent sentie en elle, et
observée, éprouvée de mille autres façons. Elle en avait même produit, sans
le vouloir, bien qu’elle ne pût en émettre elle-même, car j’avais vu souvent
d’autres personnes (jusqu’à d’austères serviteurs occupés à un travail peu
sympathique) chantonner ou fredonner en sa présence, gaiement, juste parce que
Hui-sheng était présente à leur côté. Je me rappelais le jour où un orage d’été
nous avait surpris, nous inondant dans un ciel illuminé d’éclairs, et où tous
les Mongols tremblaient en marmottant le nom protecteur du khakhan. Mais
Hui-sheng souriait, elle, aux éclats saisissants de la foudre, insensible aux
fracas menaçants qu’elle engendrait ; la tempête n’était à ses yeux qu’une
belle chose de plus. Je repensai à toutes ces occasions où, quand nous nous
promenions ensemble, elle avait couru vers une fleur que mes sens inaltérés,
mais plus lourds, n’avaient su percevoir. Je n’étais pourtant pas, alors,
insensible à toute beauté. Chaque fois que je la voyais s’évader ainsi, j’avais
beau sourire à sa façon comique de courir, les genoux serrés comme le font les
femmes, c’était un sourire plein de tendresse, et chaque fois qu’elle se
mettait à courir, mon cœur lui courait après...
Au bout d’une autre éternité ou deux, le voyage
s’acheva enfin. Dès que nous vîmes Akyab à l’horizon, mes bagages furent prêts,
et je fis mes adieux et autres remerciements à Dame Tofaa afin que nous soyons
prêts, Yissun et moi, à sauter sur le quai avant même que la passerelle soit
jetée. Après un salut au sardar Shaibani, nous bondîmes sur les chevaux
qu’il avait fait venir pour nous et les éperonnâmes. Shaibani devait aussi
avoir envoyé un courrier vers Pagan, car si rapide qu’ait été notre course de
quatre cents li , le palais nous attendait. Le wang Bayan n’avait
pas décidé d’être le premier à nous accueillir ; sans doute avait-il
estimé être trop fruste pour cette tâche délicate. Il avait délégué en ses lieu
et place le hakim Gansui et la servante Arùn. Je descendis de ma
monture, tremblant autant de la fatigue de ce long galop que de tension
intérieure. Arùn courut prendre mes mains dans les siennes. Gansui s’approcha
plus calmement. Ils n’eurent pas besoin de parler. Je compris à leurs visages
(le sien grave, celui de la jeune femme torturé de douleur) que j’étais arrivé
trop tard.
— Tout ce qui pouvait être tenté l’a été, dit le hakim lorsque, à sa demande insistante, j’eus avalé une rasade de cet ardent chum-chum.
— Quand je suis arrivé à Pagan, sa grossesse
n’était pas encore très avancée, j’aurais pu aisément mettre un terme au
problème en pratiquant sur elle un avortement sans douleur. Elle ne m’a pas
laissé faire. Pour autant que j’aie pu la comprendre par le biais de cette
servante, votre dame a insisté sur le fait que ce n’était pas à elle de prendre
cette décision.
— Vous auriez dû l’imposer, fis-je d’une voix
altérée.
— Ce n’était pas à moi non plus de prendre la
décision. (Avec tact, il éluda la précision selon laquelle c’était à moi de le
faire. Je hochai la tête, et il poursuivit.) Je n’avais pas d’autre solution
qu’attendre le terme. À la vérité, je n’avais pas perdu tout espoir. Je ne suis
pas comme ces médecins han qui, au lieu d’ausculter leurs patientes, leur font
simplement pointer du
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