Marcof-le-malouin
de Keinec. Le marin, lui aussi, réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre. Enfin il releva les yeux sur le berger, et lui posant sa main nerveuse sur l’épaule :
– Ian Carfor, lui dit-il, il court de singuliers bruits sur ton compte ! On prétend que tu trahis ceux qui te donnent leur confiance. On ajoute que tu jettes des sorts, que tu évoques le démon, que tu te fais un jeu des souffrances de tes semblables. Écoute-moi bien ! Réfléchis, Ian Carfor, avant de vouloir faire de moi ta risée et ton jouet !… Tu me connais assez pour savoir que j’ai la main rude, eh bien ! par la sainte croix, entends-tu ? si tu me trompais, si tu me guidais mal, je te tuerais comme un chien !
Le berger haussa froidement les épaules.
– Si tu crains mes trahisons, répondit-il d’un ton parfaitement calme, agis à ta guise et n’écoute pas mes conseils… Qui donc te force à les suivre ?… Si au contraire, tu veux te laisser guider par moi, il est inutile de proférer des menaces que je ne crains pas. Je t’ai dit ce que j’avais lu dans les astres. Maintenant décide toi-même. Tue Jahoua tout de suite ! tue Yvonne avec lui ! que m’importe ?…
– Et si je t’obéis ?
– Si tu m’obéis, Keinec, je te le répète, avant un an écoulé, celle que tu aimes sera ta femme !
– Eh bien ! je t’obéirai ; conseille ou plutôt ordonne !…
– Soit !… Le jour de la Soule tu t’attacheras à Jahoua, tu lutteras avec lui, et tu l’étoufferas dans tes bras !… T’en sens-tu la force ?…
Keinec sourit. Promenant autour de lui un regard investigateur, il aperçut une longue barre de fer que la mer avait rejetée sur le rivage, et qui provenait, comme les débris au milieu desquels elle se trouvait, de quelque récent naufrage. Il se baissa sans mot dire, il ramassa la barre de métal et il retourna vers Carfor.
Alors il prit le morceau de fer par chaque extrémité, il plaça le milieu sur son genou, et il roidit ses bras dont les muscles saillirent et dont les veines se gonflèrent comme des cordes entrecroisées, puis il appuya lentement. La barre ploya peu à peu, et finit par former un demi-cercle. Keinec appuyait toujours. Bientôt les deux extrémités se touchèrent. Alors il retourna la barre ployée en deux, et, l’écartant en sens inverse, il entreprit de la redresser. Mais le fer craqua, et la barre se rompit en deux morceaux au premier effort. Keinec en jeta les tronçons dans la mer.
– Crois-tu que je puisse étouffer un homme entre mes bras ? dit-il.
– Oui, certes !
– Seulement, peut-être Jahoua ne prendra-t-il point part à la Soule ; il n’est pas de Fouesnan, lui…
– Il épouse une fille du village ; il doit soutenir les gars du village ce jour-là.
– C’est vrai.
– Eh bien ! maintenant, va me chercher le bouc noir, et les poules blanches.
– Que veux-tu faire ?
– Te dire avec certitude si tu seras vainqueur et quel sera ton avenir !
Keinec coupa les liens qui retenaient les pieds du bouc noir qu’il apporta devant Carfor. Ce dernier contempla pendant quelques instants l’animal, puis il avisa sur la grève un rocher dont la surface polie présentait l’aspect d’une table de marbre. Il en fit une sorte d’autel en le posant sur trois pierres disposées en triangle, et il y plaça le bouc en prononçant quelques paroles à voix basse.
La pauvre bête, étourdie encore par le roulis du canot, les quatre pieds engourdis et meurtris, restait étendue sur le flanc sans donner signe de vie. Carfor lui ouvrit les yeux avec le doigt, puis il prit dans sa bouche une gorgée d’eau de mer, et il insuffla cette eau dans les oreilles de la victime. Le bouc essaya de relever la tête, et la balança de droite à gauche pendant quelques secondes.
– Il consent ! il consent ! murmura Carfor.
Le berger courut à sa grotte, et en rapporta une énorme brassée de bruyères sèches qu’il disposa symétriquement en cercle autour de l’autel improvisé. Il ajouta quelques branches de lauriers et d’oliviers qu’il tira d’un petit sac. Cela fait, il ordonna à Keinec de s’asseoir sur la grève à quelque distance du cercle magique, et il se mit en devoir de commencer l’opération mystérieuse et cabalistique.
Il se dépouilla d’abord d’une partie de ses vêtements, il se lava les bras dans la mer, et il entonna d’une voix lugubre un chant étrange dans une langue inconnue, et bizarrement rhytmée.
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