Marcof-le-malouin
la tête perdue, arracha les rideaux et ouvrit les fenêtres.
– Jocelyn ! appela le malade.
Le serviteur revint vivement auprès du lit.
– Tu te souviens de mes ordres ?
– Oui, monseigneur.
– Tu les exécuteras ?
– De point en point ; je vous le jure sur le salut de mon âme.
– Donne-moi ta main ; je ne vois plus.
La respiration du marquis, devenue courte et précipitée, se changeait rapidement en un râle d’agonisant. Ses traits se décomposaient à vue d’œil. Ses doigts, crispés et déjà froids, tordaient les draps et brisaient leurs ongles sur les boiseries.
Le marquis ne voyait plus, n’entendait plus… Jocelyn, ivre de douleur, courait follement par la chambre. Il pleurait, il priait, il maudissait. Cependant un moment de calme parut apporter quelque soulagement au malade.
– À boire ! dit-il pour la troisième fois.
Jocelyn lui offrit une coupe pleine d’un breuvage rafraîchissant.
– J’ai envoyé à Quimper chercher un médecin, fit-il en s’adressant à son maître.
– Un médecin, non ! Dans aucun cas je ne veux le voir ; Jocelyn, je le défends !
– Mais, monseigneur.
– Assez ! Je l’ordonne ! c’est un prêtre que je veux ! Oh ! un prêtre ! un prêtre !
– Le recteur de Fouesnan va venir.
– Je ne puis plus attendre. Ah ! les douleurs me reprennent ! Ah ! Seigneur Dieu ! que je souffre, que je…
Le marquis se renversa sur son lit. Une seconde crise, plus forte que la première, venait de s’emparer de lui. Jocelyn essaya de lui glisser un peu du breuvage dans la gorge en desserrant les dents à l’aide d’une lame de couteau. Il ne put y parvenir. L’air sifflait dans cette gorge aride qui ne pouvait plus avaler. Le calme revint. Le marquis balbutia quelques mots :
– Le portrait de mon père ! le portrait ! demanda-t-il d’une façon inintelligible.
Mais comme du geste il désignait le cadre appendu à la muraille, en face du lit, Jocelyn devina. Il décrocha la toile et s’approcha. Puis il souleva le tableau dans ses deux mains, et, le plaçant en lumière, il le présenta à son maître.
Le marquis fit un effort suprême. Il parvint à se soulever à demi. Il contempla le portrait pendant quelques secondes.
Tout à coup son œil s’ouvrit démesurément ; il porta la main à sa poitrine, il essaya d’articuler quelques paroles qui sortirent de ses lèvres en sons rauques et indistincts ; puis, battant l’air de ses bras, il retomba sur sa couche en poussant un faible soupir. Son corps demeura immobile. Jocelyn laissa échapper le tableau. Il se précipita vers le malade. Il lui saisit les bras et les mains ; mais ces mains et ces bras avaient la rigidité de la mort.
Les extrémités étaient glacées. Seule, la poitrine conservait un reste de chaleur. Les yeux, toujours démesurément ouverts, étaient dilatés et sans regard. Jocelyn posa sa main sur le cœur. Le cœur ne battait plus. Il approcha un miroir des lèvres blêmes du marquis ; la glace demeura brillante ; aucun souffle ne la ternit.
Alors Jocelyn recula de quelques pas, leva les bras au ciel, poussa un cri suprême et s’abattit comme une masse sur le tapis. Les domestiques accoururent. Ils relevèrent Jocelyn qui revint bientôt à lui ; puis ils entourèrent le lit de leur maître.
– Monsieur le marquis ? murmuraient-ils à voix basse.
– Monseigneur est mort ! répondit Jocelyn. Déployez la bannière noire. Telle est sa volonté suprême.
À ces mots : « Monseigneur est mort ! » un concert de larmes et de sanglots retentit dans la chambre. Tous ces braves gens (nous parlons ici des domestiques d’il y a soixante ans), tous ces braves gens aimaient leur maître et le regrettaient sincèrement. Mais celui dont le désespoir était véritablement effrayant était le vieux Jocelyn. Quoi qu’on pût faire pour l’entraîner, il s’obstina à vouloir garder le cadavre du marquis, sans s’éloigner de lui, ne fût-ce que pour une minute.
Ce fut au milieu de cette scène de désolation que le recteur de Fouesnan, suivi des paysans bretons, fit son entrée dans le château. Le vénérable prêtre s’approcha du lit. Après avoir reconnu que tous secours corporels et spirituels étaient devenus désormais inutiles, il récita les prières des morts.
Les mauvaises nouvelles, on le sait, se propagent avec une rapidité foudroyante. Quelques heures à peine après que la bannière de deuil, arborée sur le
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