Marguerite
Chambly. Je n’y suis encore jamais allé. On dit que c’est très joli par l{, renchérit Viger.
Marguerite se sentait terriblement gauche au milieu de ces personnes de qualité qui étaient si aimables avec elle, malgré ses origines modestes et son accent campagnard. Sa vie d’avant était simple, elle n’avait pas d’histoires { raconter.
Elle s’efforça toutefois de répondre { l’avalanche de questions anodines des deux jeunes gens.
— Mes parents sont éleveurs. Mais vous savez, poursuivit-elle vivement, comme pour s’excuser, ce sont les seuls à posséder de grands troupeaux de bêtes dans toute la région. Tous nos voisins, lorsqu’ils ont besoin d’un bœuf ou d’une vache, l’achètent chez nous, y compris ceux des chemins éloignés, dans le bas de la paroisse. Même les bouchers commandent des bêtes à mon père. Et mon oncle Joseph Lareau élève des chevaux, se hâta-t-elle de dire.
— N’ayez pas honte de vos origines, Marguerite, l’encouragea Rosalie, qui était une fine mouche et avait compris le malaise de son invitée. Au contraire, soyez-en fière, surtout lorsque la réussite vient du talent et de l’intelligence.
Imaginez donc que mon grand-père Papineau, qui est aussi celui de mon cousin Viger, n’était qu’un simple tonnelier.
— Mon propre père est aussi un habile artisan, renchérit Viger. Il est forgeron.
— Et figurez-vous que notre arrière-grand-mère a été enlevée par les Indiens, ajouta Rosalie d’un ton mystérieux.
La jeune fille se mit en verve de raconter ce qui était devenu une légende familiale. Catherine Quévillon, l’épouse de l’ancêtre Samuel Papineau, dit Montigny, avait vécu plusieurs années en captivité chez les Iroquois. Aussi bien dire en esclavage. . chez les sauvages. Mais la famille Papineau voyait dans le courage de cette aïeule la source de leur ténacité et de leur détermination.
Marguerite décrivit à son tour la vie à la ferme de la Petite Rivière : la joyeuse bande de frères et sœurs, la solide Victoire et son père, un grand travailleur qui ronchonnait continuellement l’hiver, lorsque l’ouvrage venait { manquer. Elle décrivit les beautés de Chambly, puis narra les vieilles histoires de famille. Parmi ses ancêtres lointains, il y avait Madeleine Couc, fille de l’Algonquine Marie Metéouamagoukoué et femme de Maurice Ménard, interprète des langues sauvages. Les Ménard avaient parcouru le pays { travers les bois jusqu’au lac Supérieur et participé
{ la traite des fourrures dans le pays d’En-Haut. Son aïeule, la Métisse Marguerite, avait été l’une des premières baptisées du poste de traite de Michillimakinac. Plus tard, Marguerite Ménard était venue à Chambly avec son mari, le premier Boileau de la lignée. Elle avait été sage-femme.
Les légendes familiales étaient intarissables sur ces grands-oncles et grandes-tantes, moitié Indiens, moitié Français.
Et jamais Marguerite n’aurait cru un jour les révéler { un public si attentif, alors que ses cousines et elle se les rappelaient en chuchotant, { l’abri des oreilles indiscrètes, tout en en enjolivant les faits, naturellement.
Le jeune Viger l’écoutait, émerveillé.
— Je n’avais encore jamais entendu un récit aussi fabuleux. Incroyable ! L’histoire de votre famille est passionnante, elle appartient à la mythologie canadienne et illustre à merveille la farouche détermination de nos courageux ancêtres { explorer l’Amérique.
— Eh bien, fit Rosalie, moi qui croyais que nous avions la meilleure histoire de famille, me voilà comme Gros Jean qui veut en apprendre à son curé !
La jeune fille riait.
— Mon oncle Boileau, expliqua Marguerite, a déjà entrepris d’écrire toute l’histoire de notre famille.
— Bravo, approuva Louis-Michel Viger. Grâce à lui, la mémoire de nos ancêtres sera conservée. Ma cousine a raison, mademoiselle, vous avez un grand devoir : celui de la fierté de vos origines !
De l’autre côté de la table, le docteur Talham avait droit à un bref moment de répit. Laissant de côté les philosophes français et ses théories sur David Hume, cet anglais contro-versé dont Talham avait fait sa lecture de chevet, le notaire s’était tu pour se servir une large part du plat de veau.
Heureux, Alexandre observait sa jeune épouse qui s’épanouissait tel un bouton de rose et lui adressa un sourire complice. Deux nuits plus tôt, il avait fait la conquête de
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