Marguerite
son épouse, découvrant que derrière cette jeune fille blessée se cachait une femme d’une grande sensualité. Le notaire tira Talham de sa rêverie :
— Avez-vous goûté à cette blanquette ?
— Elle est excellente, fit Talham en adressant son compliment à la maîtresse de maison, toujours silencieuse. Vous nous régalez. La délicatesse de la crème, le talent de la cuisinière. . Cette sauce est un régal divin. Et ce vin de Bordeaux. Fameux !
— Il vous plaît? Alors, permettez que je vous en fasse porter une caisse { l’hôtel. Ce sera mon cadeau de noces.
Le docteur remercia chaleureusement le notaire de sa générosité.
— Monsieur Papineau, c’est une grande joie d’être reçu à votre table. Mais dites-moi, comment se fait-il que vous soyez à Montréal, et non pas à Québec, pour la session parlementaire ?
— C’est bien simple, j’ai trop de travail ici avec les Messieurs de Saint-Sulpice, qui me confient leurs affaires d’arpentage, ainsi que tous les autres clients de mon étude.
Et puis, je vous avoue que la vie de parlementaire me pèse.
Je ne me représenterai pas aux prochaines élections. De plus, je dois impérativement retourner dans la Petite-Nation dès le départ des glaces.
— Dans un pays de maringouins et de forêts, fit { l’autre bout de la table l’impertinente Rosalie. Imaginez, Marguerite, que pour atteindre cette terre sauvage, nous n’avons pas d’autre choix que de nous y rendre en canot. Mais j’adore la vie sur l’île Roussin, et j’accompagnerai père, qu’il le veuille ou non ! J’aime mieux ça que d’endurer les grosses chaleurs de l’été en ville.
— En canot? s’étonna Marguerite.
Ainsi, cette jeune fille de la ville n’hésitait pas { se déplacer en canot pendant plusieurs jours ! Marguerite se demanda si elle-même aurait le courage de partir aussi loin et dans des conditions aussi inconfortables, à la manière de ces fameux ancêtres qu’elle décrivait si bien l’instant d’avant.
Elle s’avoua que non.
— Vous êtes bien courageuse, mademoiselle Papineau, fit-elle, admirative.
—- Mais si vous le voulez, Marguerite, je vous écrirai dès nous y serons.
— Je serai très heureuse de lire vos lettres, déclara Marguerite, ravie. J’aurai l’impression de voyager, moi aussi.
— Alors, je vous enverrai de longues épîtres remplies de mes pattes de mouche, ou plutôt, de pattes de maringouins.
Rosalie rit de sa plaisanterie.
— Je suis très impressionné par la somme de toutes vos activités, monsieur Papineau, fit Talham. À votre manière, vous êtes un colosse !
— Voil{ qui est bien dit, déclara le jeune Viger. C’est vrai que mon oncle est un véritable phénomène, un bourreau de travail qui ne se couche jamais avant tard dans la nuit. Arpenteur, notaire et député { Québec, il vient d’ajouter le titre de seigneur de Petite-Nation à la liste.
— Il me semble que les fonctions de seigneur et de parlementaire élu ne s’accordent guère, souligna Talham.
— Que voulez-vous dire, docteur ?
— Eh bien, sur un plan purement philosophique, le seigneur est un privilégié qui vit de ses rentes, comme la noblesse d’autrefois, tandis que le député est l’élu démocratique du peuple. Comment arriveriez-vous à concilier les deux?
— J’approuve la démocratie { condition qu’on en use avec parcimonie, répliqua Joseph Papineau. Je suis un grand admirateur de notre régime britannique, et pour parler à la manière des docteurs, une bonne dose de monarchie mêlée à une bonne dose de démocratie, voilà la potion qui garan-tit la santé { une population. J’ai l’intention de m’occuper moi-même du développement de ma seigneurie. Un Papineau n’a pas peur de se retrousser les manches !
— [ vous voir, impossible d’en douter, fit Talham. Vous êtes de la trempe des bâtisseurs. Mais je ne suis qu’en partie d’accord avec vos théories : la démocratie comporte de petits défauts, et donner le pouvoir à des gens ignorants constitue un réel danger pour la société. En France, la Révolution a été un bain de sang. De petits seigneurs de la guerre, d’un côté comme de l’autre, en ont profité pour assassiner sauvagement leurs semblables. Heureusement, le Premier Consul Bonaparte veut remettre les choses en place. Ma sœur Adélaïde, qui vit toujours au pays, m’a écrit qu’il entreprenait la réforme du code civil. On dit qu’il veut créer des lycées pour
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