Marguerite
l’estomac de plusieurs passagers, tout cela se dissipait petit à petit puisque le capitaine venait d’annoncer une excellente nouvelle : avant la fin de la journée, on toucherait les côtes de Terre-Neuve.
Accoudé à la dunette, les yeux perdus dans le sillage du navire, René Boileau revoyait en pensée son village natal, la chère maison rouge et sa famille qu’il reverrait dans quelques semaines. La joie de retrouver ses vieux parents !
Et que dire de ses adorables sœurs dont le babillage incessant lui avait tant manqué. La petite Zoé aura certainement grandi ! Reconnaîtra-t-elle son grand frère qu’elle n’a pas vu depuis un an ? Elle était encore d’un âge si tendre lorsqu’il était parti. Il lui rapportait une jolie robe d’enfant à la mode française, toute mignonne avec son bonnet à frisons assorti, ainsi qu’une poupée de cire - un jouet introuvable au Bas-Canada - si charmante avec tous ses petits accessoires. René imaginait que les deux grandes s’amuseraient autant que leur petite sœur { coudre des toilettes pour la poupée, à la catiner comme aimaient le faire les jeunes filles, parfois jusqu’{ la veille de leur premier bal.
Le jeune homme entendait déjà les cris de ravissement de sa sœur cadette, la coquette Sophie, lorsqu’elle déballe-rait la jolie capote qu’il avait choisie pour elle dans une boutique parisienne. « Et puis, se disait-il en imaginant le déferlement de questions qui l’attendait, elle me harcèlera jusqu’{ ce que je lui révèle tous les détails sur la mode de Paris, des coiffures des dames jusqu’{ la couleur exacte des tissus et des rubans des robes, sans oublier la description des beaux attelages du boulevard des Italiens. » Quant à la très sérieuse Emmélie, elle-même ne ménagerait pas les exclamations en découvrant les belles éditions reliées en cuir qu’il lui destinait : les œuvres des philosophes Voltaire et Rousseau, ainsi que les Lettres de madame de Sévigné.
Un vieil exemplaire des Fables de Lafontaine, recouvert d’un vélin d’une finesse remarquable, comblerait les goûts de son père. Pour sa mère, il avait rempli une malle de belles dentelles et de fines toiles françaises. Finalement, il rapportait pour sa gouverne tous les livres de droit de monsieur Ferrière concernant la Coutume de Paris et une édition récente du Traité de l'orthographe de Pierre Restaut. Tout en anticipant ces plaisirs, René faisait rouler entre ses doigts un petit objet enfoui au fond de sa poche, rêvant de voir des éclats de bonheur illuminer les yeux dorés de Marguerite, sa cousine bien-aimée.
Un cri d’oiseau interrompit sa mélancolie. Enfin ! Au loin se dessinaient les côtes escarpées de Terre-Neuve ; des marins jetaient des lignes { l’eau et en retiraient des morues.
De la nourriture fraîche ! Un régal qui ferait oublier l’insipide cuisine qu’on leur servait sur le bateau depuis quelques semaines. A la surprise générale, le temps était extraordinairement clair pour cette région réputée brumeuse et dangereuse. Il fut finalement décidé qu’on ferait escale dans la baie des Trépassés.
— Alors, monsieur Boileau, heureux de bientôt vous dégourdir les jambes ?
A cette voix légèrement teintée d’accent anglais, René reconnut Mister Blythe, un Britannique d’une trentaine d’années qui venait de monter sur le pont. Commis principal de Pierre Brehaut, marchand de Québec, il revenait d’une mission en Angleterre. Son patron l’avait envoyé { la recherche d’associés londoniens afin de développer des relations de commerce et de faciliter l’importation de marchandises diverses pour son magasin de la basse ville.
René Boileau s’était lié d’amitié avec cet homme avenant qui, malgré une calvitie prononcée et une grosse tête ronde d’où émergeaient des yeux verts globuleux, offrait au regard un visage franc et si souriant qu’on ne voyait plus la laideur de
ses
traits.
Boileau
appréciait
chaque
jour
ce
compagnon de voyage qui s’exprimait dans un excellent français. Après avoir passé plusieurs semaines { n’entendre que de l’anglais, il éprouvait un réel plaisir { renouer avec les accents rugueux du Bas-Canada, si différents du français des Parisiens.
— J’ai des fourmis dans les jambes, répondit joyeusement le jeune homme en saluant le marchand qui grelottait malgré son grand manteau doublé de fourrure. Même si ce lieu porte un nom qui donne des
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