Marguerite
Ce dernier ne se préoccupait guère de savoir si la cassette de son patient était bien remplie avant de le soigner, et on louait son grand cœur jusque dans le fond des campagnes. C’était un homme affable qui gardait la même courtoisie envers l’habitant ou le noble, le bourgeois ou le pauvre. Même les demoiselles de Niverville, deux vieilles filles hypocondriaques, acceptaient ses soins.
Car, { leurs yeux, le docteur avait un grand défaut : c’était un Français !
Alexandre Talham était arrivé dans la Province of Quebec, comme s’appelait alors le Bas-Canada, il y avait de cela une bonne vingtaine d’années. L’arrivée d’un Français dans la colonie avait été en soit un fait exceptionnel, comme le rappelait { qui voulait l’entendre Monsieur Boileau, véritable gazette du village. A cette époque, la guerre d’indépendance américaine venait à peine de se terminer et les Britanniques, humiliés par la perte de leurs colonies anglaises d’Amérique, tenaient les Français comme suspects, puisque la France avait soutenu les rebelles. Quelques-uns d’entre eux, arrivés au pays juste avant la guerre - comme le fameux Fleury Mesplet, qui avait fondé la Gazette de Montréal - avaient même tenté de gagner les Canadiens à la cause révolutionnaire et s’étaient retrouvés dans les prisons du gouverneur.
Depuis, les Britanniques se méfiaient encore plus des res-sortissants français. Difficile de voir un espion chez un homme aussi dévoué, croyait Monsieur Boileau. Le docteur devait être un de ces nombreux sans-le-sou, un de ces fils de famille obligés de quitter parents et pays pour survivre.
Il était arrivé à Chambly en 1786 avec sa jeune épouse Appoline, une Poudret de L’Assomption. Aucun de ses collègues chirurgiens n’avait accepté de demeurer en per-manence dans la seigneurie de Chambly, une contrée qui apparaissait encore sauvage. «Trop loin! Trop de forêt!»
disaient-ils.
Privés des soins d’un homme de P«Art», les habitants devaient se contenter de quelques remèdes de bonne femme comme ceux dont on pouvait lire la recette dans les vieux Almanachs de Québec : Contre les engelures ulcérées, il faut brûler un rat, jusqu'à qu'il soit réduit en cendres, et répandre de cette cendre sur les ulcères; ce qu'on répétera deux fois le jour jusqu'à la guérison, qui sera prompte. Le docteur Talham avait donc été accueilli à bras ouverts et avait adopté Chambly.
Madame Talham avait aussi rapidement conquis le cœur de tous. Elle-même était petite-fille d’un célèbre chirurgien du temps de la Nouvelle-France, Ferdinand Spagniolini.
Elle avait sans doute hérité des dons de son aïeul et secondait parfaitement son époux, recevant les malades qui se présentaient { l’apothicairerie lorsque le docteur était absent, ce qui arrivait souvent étant donné l’étendue de la paroisse. Dans le village, on faisait confiance à la jeune
«madame docteur», une belle femme brune et avenante, et même les demoiselles de Niverville venaient quérir auprès d’elle conseils et remèdes pour soulager leurs rhumatismes ou une toux persistante.
Malheureusement, tout le savoir médical n’avait rien pu faire contre la maladie de poitrine qui avait emporté la femme du docteur, à peine âgée de vingt-huit ans. Alexandre Talham, impuissant devant ce mal inéluctable, avait assisté
{ l’agonie de sa chère épouse. Quelque chose en lui s’était alors brisé. Dans son regard bleu s’était irrémédiablement glissée l’ombre de la tristesse.
*****
— Tantôt, j’ai cru un moment que ce jeune homme vous importunait, dit le docteur à Marguerite. Je me trompe ?
Marguerite ne sut quoi répondre. Le docteur Talham était un ami du père d’Ovide de Rouville. Elle ne pouvait tout de même pas lui avouer que ce dernier la tourmentait. Mais le médecin sembla comprendre l’embarras de la jeune fille.
— Ne vous inquiétez pas, mademoiselle Lareau, la rassura-t-il d’un ton compréhensif. Les jeunes hommes s’assagissent. Ses parents finiront par en faire un gendeman, croyez-moi, ajouta le docteur qui n’en était pas du tout convaincu.
Monsieur de Rouville lui avait récemment confié les soucis que lui causaient les incartades de son fils.
Marguerite ne fit que quelques pas au bras du docteur.
Monsieur et madame Boileau venaient vers eux, la libérant de son compagnon improvisé. Son oncle arborait sa jactance accoutumée, brillant de tous
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