Marguerite
aimable à votre fils de se rappeler mes récits de voyage.
J’ai fait mes études { Rouen - vous savez que c’est la deuxième plus grande ville de France ? - et j’ai eu la chance de visiter Paris. Mais j’ai aussi vécu plusieurs mois { Londres avant d’arriver au Canada. C’est vrai qu’avec ses docks, ses centaines de navires amarrés et sa foule bigarrée, Londres est le centre du monde. On y croise bien sûr des Irlan-dais et des Ecossais, mais aussi des Hindous en turban, des Chinois aux yeux bridés et de nombreux marins et marchands portugais ou hollandais. Ah, ces chers vieux pays ! Ils sont si loin, de l’autre côté du vaste océan. »
— N’avez-vous jamais songé à retourner en France ?
demanda Monsieur Boileau.
— J’ai quitté sans regret une France sans avenir, comme vous le savez. Et aujourd’hui, après avoir été ensanglanté par la Révolution, mon pays, et celui de vos ancêtres, mes chers amis,
vit
encore
d’autres
bouleversements
avec
le
général Bonaparte. Le petit général est devenu Premier Consul par la seule force de son intelligence. J’admire le personnage pour le soin qu’il prend du peuple français. Il souhaite, paraît-il, faire instruire tous les enfants sans distinction. Il prévoit aussi une refonte des lois civiles. Mais la France de ma jeunesse n’existe plus et la France d’aujourd’hui m’est inconnue. Ma vie est désormais ici, mes chers amis, parmi vous tous.
Monsieur Boileau opina gravement tout en s’approchant de Talham et lui dit, en aparté, sur le ton de la discrétion :
— Je partage votre admiration, mon ami, mais il vaut mieux ne pas trop vanter Bonaparte publiquement. Notre hôte en serait vexé. Vous savez combien il déteste tout ce qui peut évoquer une révolution quelconque depuis qu’il a été emprisonné par les Américains. Et comme tous ceux qui ont servi dans l’armée britannique, il se plaît { voir dans le Premier Consul un ogre affamé et sans scrupules. Changement d’{-propos, fit-il en reprenant sa voix normale, je suis heureux de voir que vos patients vous laissent quelque répit pour profiter des joies de la société. Comment va madame Perreault, l’épouse de mon fermier ? On m’a dit que vous l’aviez saignée pas plus tard qu’hier soir.
— On vous a mal renseigné. J’ai bien vu cette pauvre dame et la saignée n’était pas du tout indiquée. Elle l’aurait trop affaiblie. Je lui ai plutôt prescrit un remède dans lequel j’ai ajouté trois bonnes cuillérées de votre bon miel pour calmer cette vilaine toux qui l’épuise.
Délaissant le sort de la fermière, les messieurs poursui-virent leur conversation en parlant politique. Le docteur Talham déplorait que le bill visant à interdire les inhuma-tions { l’intérieur des églises ait été abandonné. Par contre, Monsieur Boileau en avait été soulagé. Il tenait à se faire enterrer sous son banc paroissial, tout comme ses propres parents, un privilège coûteux que s’offraient les personnes de qualité. Les deux hommes débattirent un moment de cette pratique ancienne et de plus en plus contestée.
— C’est bien connu, plaida madame Boileau, qui tenait elle aussi { être enterrée dans l’église. Le jour du Jugement dernier, nous serons plus près de notre Seigneur.
— Vous avez certainement raison, approuva galamment le docteur même s’il croyait le contraire. Pour ma part, le jour où notre Créateur me rappellera à Lui, le cimetière me conviendra parfaitement.
Les morts n’intéressaient guère Marguerite qui n’écoutait plus la conversation. La lecture de la lettre l’avait menée directement au pays des chimères. Elle n’en avait pas manqué un seul mot. René. Comme elle l’aimait ! Elle lui avait donné son cœur avec l’ardeur attendrissante de la jeunesse. A ses yeux, il était le noble Rodrigue, l’amoureux de Chimène, comme dans cette histoire du Cid qu’elle avait lue un jour avec Emmélie. Marguerite se languissait de le revoir.
Toute l’affection de René allait { sa famille et particulièrement { ses sœurs, qui le lui rendaient bien. Le jeune homme avait fait des études sérieuses au collège de Montréal avant d’entreprendre son apprentissage chez le notaire Leguay. Les villageois ne lui connaissaient qu’une unique passion : l’élevage des chevaux. Il se rendait réguliè-
rement du côté de la Petite Rivière, chez Joseph Lareau, un oncle de Marguerite avec qui il était
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