Marguerite
Fille de rien ! Comment as-tu pu nous faire ça ?
— Moins fort, l’avait exhorté sa femme en baissant la voix.
Les enfants et la vieille n’ont pas besoin d’entendre ça.
Comme bien des hommes de nature affable, François se contenait difficilement lorsqu’il était en colère. Ses garçons débordants d’énergie, railleurs ou querelleurs et toujours prêts à faire un tour pendable, réussissaient parfois à le faire sortir de ses gonds et recevaient alors une bonne fessée, rien de plus normal. Mais le doux François n’avait jamais levé la main sur une de ses filles. D’avoir giflé Marguerite le bouleversait, { tel point qu’il en avait des picotements aux yeux.
— Je n’ai rien fait, je jure que je n’ai rien fait de mal, affirmait sans cesse la jeune fille.
— Peut-être qu’elle dit la vérité, avait avancé Victoire.
— C’est ça ! Elle est grosse par l’opération du Saint-Esprit !
Mais la dérision n’atténuait pas le désespoir du père de famille, qui aurait voulu hurler sa rage. Si une brute l’avait assaillie, pourquoi refusait-elle de livrer son nom? Il en voulait { sa fille de les avoir plongés dans l’infamie.
— Arrête, l’avait exhorté Victoire. Si tu continues sur ce ton-l{, même les voisins vont t’entendre !
La maison la plus proche était située à au moins trois arpents de la ferme des Lareau, mais la pensée qu’ils puissent être au courant d’un tel scandale avait fait taire François tout net.
Victoire avait vainement tenté d’atténuer la faute de Marguerite. Elle avait eu beau lui rappeler d’autres cas survenus dans la paroisse où il avait fallu se marier rapidement, rien n’apaisait la honte qu’il ressentait.
— Rappelle-toi la jeune demoiselle de Niverville qui a épousé le marchand Lukin. Sept mois plus tard, elle mettait au monde une petite fille plutôt dodue !
Mais ces gens-l{ n’appartenaient pas aux familles d’honnêtes habitants qui, elles, surveillaient leurs filles de près, avait rétorqué François. Il s’était levé brusquement pour attraper son vieux capot suspendu près de la porte. Avant de sortir, il avait défié Victoire d’un ton accusateur :
— Arrange donc ça, ma femme, si t’en es capable.
Puis, il avait claqué la porte, fulminant de rage. Une Lareau, engrossée comme la dernière des pauvresses, pointée du doigt par toute la paroisse. Sa propre fille !
Plus tard, lorsque François fut calmé, Victoire avait suggéré :
— On va laisser passer les fêtes. Peut-être que dans les réunions de famille, on trouvera un cousin qui va s’intéresser à Marguerite? Sinon, après les Rois, j’irai consulter mon cousin Boileau. Il connaît tout le monde, même au-delà de la paroisse. Si quelqu’un peut nous aider, c’est bien lui.
Abattu, et surtout humilié par sa propre impuissance à trouver une solution, François avait difficilement acquiescé d’un hochement de tête. Leur seul espoir reposait sur l’homme influent.
*****
Raide comme les glaçons qui pendaient des toitures des maisons, Victoire se tenait maintenant assise sur le bout d’une chaise et n’arrivait pas { se réchauffer malgré la chaleur du poêle à deux ponts qui se répandait dans la grande chambre de la maison rouge. Engoncée dans son manteau, le visage rougi par le voyage en carriole, elle avait toutefois retiré son immense chapeau de calèche doublé de fourrure
{ l’invitation de madame Boileau. Celle-ci trônait au bout d’une grande table couverte d’une nappe de belle toile blanche, sur laquelle était disposée de la vaisselle de porcelaine bleue disparate. Une cafetière de cuivre fumante répandait dans la pièce une bonne odeur de café. Intriguée par la présence de Victoire à cette heure si matinale, la maîtresse de maison faisait des efforts pour se montrer aimable envers la visiteuse qui s’excusait de déranger ainsi.
Les deux femmes ne s’entendaient guère, sans que ni l’une ni l’autre puisse expliquer les motifs de cette antipathie naturelle.
Madame Boileau ignorait tout du lien indicible unissant Victoire et Monsieur Boileau depuis leur enfance. Ce dernier avait beau être fier comme Artaban et pavaner sa superbe, Victoire ne se laissait pas impressionner par son cousin. Elle se rappelait le temps où son grand cousin, qui avait sept ans de plus qu’elle, était pensionnaire au Séminaire de Québec.
EIle-même n’était alors qu’une petite fille vivant seule avec des
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